• Vïï (17)

    Quand il s’éveilla, une agitation extrême régnait dans le domaine : la demoiselle était morte pendant la nuit. Les domestiques effarés couraient en tous sens ; quelques bonnes femmes pleuraient ; une foule de curieux regardaient par les trous de la clôture dans la cour où il n’y avait pourtant rien à voir. Le philosophe put maintenant examiner à loisir les lieux que l’obscurité ne lui avait point permis de discerner. Le corps de logis n’était qu’une maisonnette couverte de chaume, telle qu’on les construisait autrefois dans la Petite-Russie. Un petit fronton haut et pointu, percé d’une fenêtre ronde assez semblable à un œil levé vers le ciel, tout peinturluré de croissants rouges, de fleurs jaunes et bleues, s’appuyait sur des colonnettes en bois de chêne, rondes jusqu’au milieu, hexagonales à la base et curieusement travaillées au chapiteau. Le dit fronton abritait un modeste perron, flanqué de bancs. Des auvents étayés par des colonnes du même genre, mais torses, couraient le long de la façade, qu’ombrageait un poirier pyramidal aux feuilles tremblotantes. Deux rangées de granges parallèles formaient avenue au milieu de la cour. Près du portail deux caveaux triangulaires, également couverts en chaume, se faisaient vis-à-vis ; une porte basse y donnait accès ; toutes sortes d’enluminures agrémentaient leurs trois pans de mur. Sur l’un d’eux un Cosaque juché sur un tonneau brandissait au-dessus de sa tête un pichet, orné de cette inscription : « Je boirai tout ! » Sur un autre, une gourde et des flacons formaient le fond d’un tableau que rehaussaient un cheval les pieds en l’air, une pipe, un tambour de basque et cette noble inscription : « Le vin fait la joie du Cosaque ». À l’énorme lucarne de l’une des granges apparaissaient un tambour et des trompettes de cuivre. Deux canons étaient en batterie près du portail. Le seigneur, à n’en point douter, aimait à se réjouir ; les joyeuses clameurs des festins devaient souvent retentir dans tous les coins de son domaine. Deux moulins à vent précédaient le portail. Un vaste jardin s’étendait derrière le logis : ses arbres touffus masquaient les masures du village ; seuls les faîtes noircis des cheminées apparaissaient à travers les cimes. Tout le village tenait à l’aise sur le large ressaut d’une colline. Une autre colline bouchait la vue du côté du nord et dévalait presque à pic jusqu’à la porte même du domaine. Regardée d’en bas, elle semblait encore plus abrupte ; de maigres broussailles s’accrochaient de-ci de-là à son sommet et tranchaient en noir sur le ciel bleu ; ses flancs nus, tout sillonnés par les eaux torrentielles, inspiraient des pensées plutôt lugubres. Deux chaumières s’agrippaient à cet escarpement : un gros pommier dont les racines s’accotaient à de petits pieux soutenant de la bonne terre, étendait au-dessus de l’une d’elles ses vastes branches ; les pommes qu’abattait le vent roulaient jusque dans la grande cour. Une route en lacets descendait la colline et venait aboutir au village en passant devant la propriété. Le philosophe mesura des yeux l’inclinaison de cette pente, et, songeant au voyage de la veille : « Allons, se dit-il, pour que, conduite par une bande d’ivrognes, l’énorme guimbarde et tout son chargement n’ait point culbuté dans ce précipice, il faut évidemment que les chevaux du centenier soient des bêtes fort adroites ou que ses Cosaques aient la tête bien solide. »

    suite ...