• Vïï (16)

    Cette disposition des esprits parut au philosophe Thomas propice à ses desseins. Il s’adressa tout d’abord au grison qui se lamentait d’avoir perdu père et mère.

    « Qu’as-tu à geindre comme ça, vieux frère ? Moi aussi, je suis orphelin. Laissez-moi partir, mes braves gens : qu’avez-vous besoin de moi ?

    – Oui, oui, approuvèrent quelques-uns, laissons-le partir. C’est un orphelin, que diantre ! qu’il aille où bon lui semble !

    – Ô mon Dieu, mon Dieu ! dit le consolateur en soulevant la tête. Laissez-le partir. Qu’il aille son chemin, le pauvre ! »

    Et déjà les Cosaques s’apprêtaient à lui donner d’eux-mêmes la clef des champs, quand celui qui s’était montré si curieux les arrêta.

    « Non, dit-il, je veux causer avec lui du séminaire, rapport que moi aussi, je veux y entrer, au séminaire. »

    D’ailleurs notre philosophe eût été bien incapable de prendre la fuite : en effet, dès qu’il essaya de se lever, ses jambes lui parurent de bois et il aperçut une telle quantité de portes dans la pièce qu’il n’aurait pu trouver la véritable.

    Le soir tombait déjà quand la compagnie songea à reprendre sa route. Après s’être enfournés dans la guimbarde, ils partirent en excitant les chevaux et en beuglant une chanson dont il eût été fort difficile de saisir les paroles et la mélodie. Ils errèrent ainsi une bonne partie de la nuit, perdant à chaque instant le chemin, que pourtant ils connaissaient par cœur ; une côte très rapide les amena enfin dans un vallon, et le philosophe aperçut de chaque côté du chemin des palissades et des haies flanquées de petits arbres bas et dominées par des toitures. C’était un gros village appartenant au centenier. Il était déjà plus de minuit. De petites étoiles trouaient le ciel sombre. Aucune lumière ne brillait. Accueillis par un concert d’aboiements, ils pénétrèrent dans la grande cour, autour de laquelle se pressaient des granges et des masures. En face du portail une bâtisse un peu plus considérable servait sans doute de logis au centenier. La guimbarde s’arrêta devant une façon de hangar où nos voyageurs s’allèrent gîter. Le philosophe eût volontiers jeté un coup d’œil sur la demeure seigneuriale ; mais si grands qu’il les écarquillât, tout se brouillait devant ses yeux : il prenait la maison pour un ours et la cheminée pour le recteur. Il eut un geste de dépit et s’en fut, lui aussi, dormir.

    suite ...