• Vïï (12)

    Cependant le bruit se répandit en tous lieux que la fille d’un des plus riches centeniers, dont la terre se trouvait à quelque douze lieues de Kiev, était revenue un jour d’une promenade toute rouée de coups, et ayant à peine la force de marcher. Sentant son heure dernière approcher, elle avait témoigné le désir que l’oraison pour les agonisants, et, trois jours après sa mort, les prières pour les trépassés, fussent récitées par un certain Thomas Brutus, séminariste dans la bonne ville de Kiev. Notre philosophe apprit la nouvelle du recteur en personne, qui le convoqua dans sa chambre pour lui signifier d’avoir à partir sans délai : le noble seigneur avait mandé tout exprès une voiture et des gens pour le prendre.

    Notre philosophe tressaillit : il éprouvait un malaise indéfinissable, la vague appréhension d’un malheur. Aussi déclara-t-il tout franc qu’il ne partirait point.

    « Écoute, domine Thomas, lui rétorqua le recteur qui dans certains cas en usait fort civilement avec ses subordonnés, personne ne songe à te demander ton avis là-dessus. Note seulement ceci : si tu t’avises de regimber le moins du monde, je te ferai frotter le dos et le reste avec de bonnes verges de bouleau de façon que tu n’éprouves pas d’ici belle lurette le besoin d’aller te faire frictionner aux étuves. »

    Sans plus rien répliquer, le philosophe sortit en se grattant légèrement la nuque, bien résolu d’ailleurs à mettre dès la première occasion son salut dans ses jambes. Il descendait tout pensif l’escalier plutôt raide qui menait à la cour complantée de peupliers, quand il perçut assez nettement la voix du recteur : l’excellent homme donnait des ordres à son cellérier ainsi qu’à une autre personne, envoyée sans doute par le centenier.

    « Remercie le digne seigneur de sa farine et de ses œufs, disait le recteur ; dis-lui que je lui enverrai, dès qu’ils seront prêts, les livres dont il me parle dans sa lettre : je les ai donnés à un écrivain pour qu’il les copie. Et n’oublie pas, mon bon ami, de rappeler à ton maître qu’il y a d’excellents poissons dans ses viviers, de beaux esturgeons principalement. Je le sais fort bien et lui serai reconnaissant de m’en faire tenir à l’occasion : ici, au marché, le poisson est cher et mauvais. Et toi, Iavtoukh, donne à ces braves gens un gobelet de brandevin ! Quant au philosophe, n’oubliez pas de l’attacher, sans quoi il aurait tôt fait de déguerpir. »

    « Voyez-vous, ce fils du diable ! ronchonna le philosophe à part soi. Il a flairé le pot aux roses. »

    suite ...