• Vïï (10)

    La lune en son premier quartier brillait au firmament. La timide lumière de minuit, toute pénétrée de molles vapeurs, s’étendait doucement sur la terre comme un voile diaphane. Les bois et les prairies, le ciel et la vallée, tout semblait dormir les yeux ouverts ; aucune brise n’agitait l’air moite ; les ombres des arbres et des buissons tombaient longues et aiguës comme des queues de comète sur la pente douce de la plaine unie. Telle était la nuit, tandis que le philosophe Thomas Brutus galopait avec son bizarre cavalier sur le dos. Une langueur inconnue, angoissante et douce à la fois, s’insinuait en son cœur. Il baissa la tête : alors l’herbe de la steppe, que pourtant il frôlait presque, lui parut croître très loin, très bas, tandis qu’au-dessus d’elle s’étendait une nappe d’eau claire comme une source de montagne. Cette herbe formait une sorte de fond de mer limpide, transparent jusqu’en ses profondeurs : du moins il y voyait sa propre image réfléchie avec celle de la vieille qui chevauchait sur son dos. Au lieu de la lune, un soleil inconnu promenait sa lumière sur cette mer ; une ondine à l’abri d’une touffe de roseaux laissait entrevoir son dos, sa jambe, son corps souple, nerveux, tout tremblotement et tout étincelles. Tantôt, son visage aux yeux clairs et perçants tourné vers lui, elle s’approche en roucoulant sa chanson insinuante, et quand elle atteint presque la surface de l’eau, elle tressaille d’un rire éclatant, puis soudain plonge et s’éloigne ; tantôt elle se renverse sur le dos, ses formes vaporeuses ondulent capricieusement, et sous la caresse du soleil nocturne, ses seins prennent une blancheur mate de porcelaine tendre ; une foule de petites bulles les couvrent comme autant de perles ; elle frissonne toute et rit au fond de l’eau.

    Voit-il cela, ne le voit-il pas ? Rêve-t-il, est-il éveillé ? Et là-bas, qu’entend-il ? Est-ce le vent qui souffle, est-ce une musique qui s’élève ? Cela résonne, bruit, s’étend, s’approche, pénètre dans l’âme comme un trille aigu.

    « Qu’est-ce que cela veut dire ? » songeait, tout en regardant en bas, le philosophe Thomas Brutus, toujours lancé à fond de train. Ruisselant de sueur, il éprouvait une sensation diaboliquement agréable, une jouissance atroce, épuisante. Il croyait parfois n’avoir plus de cœur et posait avec effroi sa main sur sa poitrine. Éperdu, brisé de fatigue, il tâchait de se remémorer toutes les prières qu’il connaissait, quand soudain il éprouva un soulagement : sa marche devenait plus lente, la sorcière l’étreignait plus mollement, l’herbe drue frôlait maintenant ses pieds et il n’y voyait plus rien de surnaturel. Le pâle croissant de la lune brillait au firmament.

    suite ...