• Son visage ... était un bloc de cristal laiteux, fragile

    Visage :
    Attention

     Il se vit dans les yeux de la jeune fille, suspendu au sein de deux gouttes d'eau claire étincelantes, sombre et minuscule, rendu dans les moindres détails, jusqu'aux plis aux commissures des lèvres, qui étaient là avec tout le reste, comme si ces yeux, fragments jumeaux d'ambre violet, avaient le pouvoir de l'emprisonner et de le conserver dans son intégralité. Son visage, désormais tourné vers lui, était un bloc de cristal laiteux, fragile, d'où sourdait une lueur douce et continue. Ce n'était pas la lumière hystérique de l'électricité mais... quoi ? La flamme étrangement reposante, rare et délicatement attentionnée de la bougie. Un jour, quand il était enfant, lors d'une panne d'électricité, sa mère avait trouvé et allumé une grande bougie et il avait connu une heure trop brève de redécouverte, d'illumination de l'espace telle que celui-ci perdait ses vastes dimensions et se resserrait douillettement autour d'eux, mère et fils, seuls, transformés, nourrissant l'espoir que le courant ne reviendrait pas trop vite...

    Ses yeux revinrent se poser sur le mur. Et quel miroir, aussi, que ce visage féminin ! Impossible. Combien connaissait-on de personnes capables de vous renvoyer votre propre lumière ? La plupart des gens étaient - il chercha une image, en trouva une dans son métier - des torches, des torches qui flambaient et finissaient par s'éteindre. Rares étaient ceux dont les visages vous prenaient et vous renvoyaient votre propre expression, votre pensée la plus intime et la plus vacillante.
    Quel incroyable pouvoir d'identification possédait cette jeune fille ! Elle ressemblait au spectateur passionné d'un théâtre de marionnettes, anticipant à la seconde près le moindre battement de paupière, le moindre geste de la main, le moindre frémissement du doigt. Combien de temps avaient-ils marché côte à côte ? Trois minutes ? Cinq ? Et pourtant, que cet intervalle de temps semblait long à présent. Quel immense personnage elle formait sur la scène qui lui faisait face ! Quelle ombre projetait sur le mur son corps élancé ! Il avait l'impression qu'au moindre tressaillement de sa paupière, elle cillerait. Que le moindre étirement des muscles de sa mâchoire la ferait bâiller avant lui.

    Ray Bradbury "Fahrenheit 451"

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