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    Maintenant je sors à nouveau d'une maison du temps.
    Faire autrement je ne peux pas, non, il faut que je sorte.
    À peine avait-il refermé tout doucement la porte (Il y avait des fleurs, il y avait du feu pourtant)
    Je l'ai vu qui me souriait derrière la fenêtre.
    J'ai tiré les petits rideaux sensibles - rouge et blanc.
    Dehors aussi des fleurs et du feu : neige et ciel.
    Peut-être
    Que nous aurions pu vivre là quelques heures, le temps
    Et moi, sans rien dire, pour mieux apprendre à nous connaître.

    Mais il n'entre jamais.
    Il bâtit sans cesse en avant.
    Je l'entends de l'autre côté des collines qui frappe.
    Qui m'appelle, et je ne dois pas le laisser un instant,
    Mais le suivre, le consoler d'étape en étape.
    Et tantôt je ne touche rien dans les maisons du temps,
    Ou juste un pli qui se reforme au milieu de la nappe,
    Tantôt vous comprenez c'est plus fort que moi, je descends

    Tout à grands coups de pied dans cette saloperie,
    Et si quelqu'un se lève alors des décombres et crie (Parfois on dirait une femme, et parfois un enfant)
    Je m'en vais sans tourner la tête, car on m'attend.

    Jacques Réda

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    Au centre d’un pignon de la cour taciturne,
    Un cadran blasonnait la tristesse des murs
    Et les Heures tombaient, à coups rythmés et sûrs,
    Comme des gouttes d’eau qui tomberaient d’une urne.

    Comme des gouttes d’eau, s’égrenant par instant
    Sur un homme perdu dans une grotte obscure.
    Pleurs du rocher qui font une humide piqûre
    Et par une douleur marquent le cours du Temps.

    Et toujours et toujours, au printemps, en automne,
    A l’heure où tout s’éveille, à l’heure où tout se tait,
    On entendait la voix du cadran qui chantait,
    Inoubliablement plaintive et monotone.

    Les sons tristes, épars, dans le silence noir
    Semblaient répercutés au fond de cette cloche :
    Appels de cor pleurant au loin sur une roche
    Et les bruits intermittents des forges dans le soir.

    Et toujours et toujours dans la calme demeure
    L’horloge diligente éparpillait son chant
    Et les aiguilles d’or, se fuyant, se cherchant,
    Semblaient s’ouvrir en croix sur le tombeau de l’Heure !

    Impassible cadran où tout le long du jour
    Dans son arène vide allaient tourner nos rêves,
    Cependant que la cloche en quelques notes brèves
    Parlait de l’heure enfuie aux échos de la cour !

    Georges Rodenbach *

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  • Ô délire d'une heure auprès de lui passée,
    Reste dans ma pensée !
    Par toi tout le bonheur que m'offre l'avenir
    Est dans mon souvenir.

    Je ne m'expose plus à le voir, à l'entendre,
    Je n'ose plus l'attendre,
    Et si je puis encor supporter l'avenir,
    C'est par le souvenir.

    Le temps ne viendra pas pour guérir ma souffrance,
    Je n'ai plus d'espérance ;
    Mais je ne voudrais pas, pour tout mon avenir,
    Perdre le souvenir !

    Marceline DESBORDES-VALMORE (1786-1859) *

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  • Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
    En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser
    Dans tes cheveux impurs une triste tempête
    Sous l’incurable ennui que verse mon baiser:

    Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
    Planant sous les rideaux inconnus du remords,
    Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
    Toi qui sur le néant en sais plus que les morts:

    Car le Vice, rongeant ma native noblesse,
    M’a comme toi marqué de sa stérilité,
    Mais tandis que ton sein de pierre est habité

    Par un coeur que la dent d’aucun crime ne blesse,
    Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
    Ayant peur de mourir lorsque je couche seul.

    Stéphane Mallarmé

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  • « Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »
    Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.
    Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon coeur, je me dressai, répétant : «C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et rien de plus. »
    Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !
    Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement,de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ;mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté :
    « Lénore ! » — C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot :
    " Lénore ! " — Purement cela, et rien de plus.
    Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier.
    « Sûrement, — dis-je,— sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon coeur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. »
    Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.
    Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire :
    « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus !»
    Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !
    Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement :
    « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. »
    L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »
    Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute,— dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment,sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain,jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !
    Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !
    Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du coeur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !
    Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. «Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! »
    Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
    « Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! »
    Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
    «Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. »
    Le corbeau dit : « Jamais plus! »
    « Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon coeur et précipite ton spectre loin de ma porte ! »
    Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
    Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

    Edgar Allan Poe (traduit par Baudelaire)

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