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    Le temps efface tout comme effacent les vagues
    Les travaux des enfants sur le sable aplani
    Nous oublierons ces mots si précis et si vagues
    Derrière qui chacun nous sentions l'infini.

    Le temps efface tout il n'éteint pas les yeux
    Qu'ils soient d'opale ou d'étoile ou d'eau claire
    Beaux comme dans le ciel ou chez un lapidaire
    Ils brûleront pour nous d'un feu triste ou joyeux.

    Les uns joyaux volés de leur écrin vivant
    Jetteront dans mon coeur leurs durs reflets de pierre
    Comme au jour où sertis, scellés dans la paupière
    Ils luisaient d'un éclat précieux et décevant.

    D'autres doux feux ravis encor par Prométhée
    Étincelle d'amour qui brillait dans leurs yeux
    Pour notre cher tourment nous l'avons emportée
    Clartés trop pures ou bijoux trop précieux.

    Constellez à jamais le ciel de ma mémoire
    Inextinguibles yeux de celles que j'aimai
    Rêvez comme des morts, luisez comme des gloires
    Mon coeur sera brillant comme une nuit de Mai.

    L'oubli comme une brume efface les visages
    Les gestes adorés au divin autrefois,
    Par qui nous fûmes fous, par qui nous fûmes sages
    Charmes d'égarement et symboles de foi.

    Le temps efface tout l'intimité des soirs
    Mes deux mains dans son cou vierge comme la neige
    Ses regards caressants mes nerfs comme un arpège
    Le printemps secouant sur nous ses encensoirs.

    D'autres, les yeux pourtant d'une joyeuse femme,
    Ainsi que des chagrins étaient vastes et noirs
    Épouvante des nuits et mystère des soirs
    Entre ces cils charmants tenait toute son âme

    Et son coeur était vain comme un regard joyeux.
    D'autres comme la mer si changeante et si douce
    Nous égaraient vers l'âme enfouie en ses yeux
    Comme en ces soirs marins où l'inconnu nous pousse.

    Mer des yeux sur tes eaux claires nous naviguâmes
    Le désir gonflait nos voiles si rapiécées
    Nous partions oublieux des tempêtes passées
    Sur les regards à la découverte des âmes.

    Tant de regards divers, les âmes si pareilles
    Vieux prisonniers des yeux nous sommes bien déçus
    Nous aurions dû rester à dormir sous la treille
    Mais vous seriez parti même eussiez-vous tout su

    Pour avoir dans le coeur ces yeux pleins de promesses
    Comme une mer le soir rêveuse de soleil
    Vous avez accompli d'inutiles prouesses
    Pour atteindre au pays de rêve qui, vermeil,

    Se lamentait d'extase au-delà des eaux vraies
    Sous l'arche sainte d'un nuage cru prophète
    Mais il est doux d'avoir pour un rêve ces plaies
    Et votre souvenir brille comme une fête.

    Marcel PROUST 1871 - 1922

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    Vers six heures, l'hiver, volontiers je descends l'avenue à gauche, par les jardins...» Ensuite, de Belleville à Passy, de Montmartre à la Butte-aux-Cailles, d'Antony à Saint-Ouen, il n'y a plus qu'à se laisser guider par les pas et les mots d'un promeneur tour à tour (ou ensemble) nuageux, curieux, inquiet, hilare, furibond, tendre, ahuri, à travers les arrondissements et banlieues de Paris qui éclatent, agonisent ou résistent encore sur leurs secrets. Et puis au-delà, dans les campagnes où le réseau intelligent des rails épouse l'équilibre et les fuites du paysage, vers une petite route de Bretagne, une pâtisserie à Vienne, les ponts de Fribourg. Mais toujours au rythme de la marche ou des trains, imitant le rebond plein d'espoir de la basse ambulante, en jazz, sur bon tempo. Sans cesse on repart, on recommence, cherchant de halte en halte le pourquoi sans réponse, le comment à la fois lyrique et familier de ce mouvement, pareil au monde lui-même qui resurgit sans cesse de ses ruines - où nous passons.

    "Les Ruines de Paris"  Jacques Réda *

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  • Vous surtout que je plains si vous n'êtes chéries,
    Vous surtout qui souffrez, je vous prends pour mes sœurs :
    C'est à vous qu'elles vont, mes lentes rêveries,
    Et de mes pleurs chantés les amères douceurs.

    Prisonnière en ce livre une âme est contenue.
    Ouvrez, lisez : comptez les jours que j'ai soufferts.
    Pleureuses de ce monde où je passe inconnue,
    Rêvez sur cette cendre et trempez-y vos fers.

    Chantez ! Un chant de femme attendrit la souffrance.
    Aimez ! Plus que l'amour la haine fait souffrir.
    Donnez ! La charité relève l'espérance :
    Tant que l'on peut donner on ne veut pas mourir !

    Si vous n'avez le temps d'écrire aussi vos larmes,
    Laissez-les de vos yeux descendre sur ces vers.
    Absoudre, c'est prier ; prier, ce sont nos armes.
    Absolvez de mon sort les feuillets entr'ouverts !

    Pour livrer sa pensée au vent de la parole,
    S'il faut avoir perdu quelque peu sa raison,
    Qui donne son secret est plus tendre que folle :
    Méprise-t-on l'oiseau qui répand sa chanson ?

     

    Marceline Desbordes-Valmore, Bouquets et prières (1843) *

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  • Quoiqu'il puisse arriver, mon destin est le tien,
    Je veux avec toi périr ou être sauvé:
    Si la mort t'attend, alors la mort est ma vie;
    Je sens tant en moi la nature qui nous unit,
    Je m'attache à moi-même en m'attachant à toi;
    Rien ne peut nous séparer; nos êtres ne font qu'un;
    Ton corps est le mien et ta mort sera la mienne.


    However I with thee have fixed my lot,
    Certain to undergo like doom; if death
    Consort with thee, death is to me as life;
    So forcible within my heart I feel
    The bond of nature draw me to my own,
    My own in thee, for what thou art is mine;
    Our state cannot be severed, we are one,
    One flesh; to lose thee were to lose myself.
    Bk IX, 952-959

     

    John Milton (extrait)

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    Adressé à mes amis.



    Je pars… et dans vos mains ma main tremble et frissonne ;
    Amis, c’est pour toujours que mon adieu résonne,
    Que mon reg’ard rêveur sur vos traits arrêté
    Se ferme à l’avenir et revoit le passé.

    Je pars !… est-il bien vrai ? félicité perdue.
    Voix même du bonheur qui parlait et s’est lue,
    Tout s’enfuit, tout s’éteint !… Songes menteurs, mais doux,
    De grâce, dites-le, faut-il vous perdre tous ?…
    Faut-il vous perdre, ô soirs écoulés sur la grève
    Au bruit pensif du flot que la vague soulève,
    Vous, épais tourbillons des cigares brûlans,
    Vapeur exaltatrice en nos cerveaux ardens,
    Et qui sortiez, en feu, de nos lèvres émues,
    Quand des lueurs sans nombre étincel aient aux nues ?


    C’en est donc fait ?… Adieu, rêves de liberté.
    Chants joyeux qu’exhalait notre jeune gaîté.
    Douces discussions, intime causerie
    Qui se tissait toujours de gloire et poésie,
    Adieu !... car le bonheur pour moi s’est éclipsé
    Dans l’océan sans fond qu’on nomme : le passé !

    Oh ! souvenez-vous-en, de ce bonheur qui passe
    Ainsi qu’un éclair naît et reluit et s’efface !…
    Oh ! souvenez-vous-en !... il ne reviendra plus…
    Et le souvenir rend les biens qu’on a perdus !…
    Amis pensez à moi, quand, me perdant sur l’onde,
    Je m’enfuis, isolé, chercher un autre monde ;
    Son doux nom est la France, et son bord embaumé

     

    Me vit, encore enfant, sur son sein amené ;
    J’ai foulé ses vallons aux fleurs fraîches écloses,
    Ma bouche a respiré la senteur de ses roses ;
    Oh ! son tiède soleil, l’encens de ses malins
    Souvent ont caressé mes loisirs enfantins

    De rayons enivrants, et d’amour, et de flamme
    El leur image chère est gravée en mon âme.

    Je te quitte à jamais, fille de l’océan
    Dont l’onde, avec amour, te baigne en souriant.
    Bonheur et paix à toi, ma première patrie !
    Je quitte les flots bleus à la face polie.
    Et les nappes d’azur de tes cieux étoilés,
    Et le féerique éclat de les soirs enflammés,
    Et les larges récifs, où la lame, dans l’ombre,
    Jette, aux échos des monts, son accent long et sombre,
    Mais la France, à mes yeux, fait parler l’avenir.
    Oh ! ma vie est pour elle !… à toi ! mon souvenir.

    La brise a déployé son aile sur la houle,
    Au long mât balancé la voile se déroule.
    Le navire s’ébranle et son front écumeux
    Au rivage attentif fait ses derniers adieux ;
    Se berce avec fierté sur la vague qui gronde.
    Puis salue avec grâce, en s’inclinant sur l’onde,
    Et, redressant soudain ses vastes flancs brunis,
    Fend d’un vol d’airain les flots qu’il a blanchis.

     

    Leconte de Lisle *

     

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