• Liberté

    Onze mois que je l'ai rencontrée, ou bien plusieurs semaines, ou bien treize heures, ou bien sept secondes, ou bien un siècle, ou bien cent mille ans, je ne sais pas et je ne sais plus, et je ne cesse plus de tourner autour de ma tombe, et je tombe, je tombe, je tombe, dans ma tronche et dans mes tripes tout se fait et tout se défait, tout se fond et tout se confond, et c'est ainsi que tout s'effondre et que tout se fonde… Elle ne me laisse pas tranquille, elle me poursuit inlassablement, elle m'interdit le sommeil, elle écrit mes cauchemars, fabrique mes rêves, phagocyte mes phantasmes, elle m'accélère, me rembobine, me confine à l'état de veille, me proscrit les pauses, m'autorise les poses – et encore ! –, en permanence elle me fiche, me file, me filme et me flique, elle me flingue, elle me prend la main, souvent me prend par la main, parfois passe la main, elle lève les poings, elle suce son pouce, elle m'ampute l'auriculaire droit, elle me tend un doigt, elle me fait longer les eaux tranquilles du fleuve totalitaire quand bien même je progresse les deux pieds dans la vase, elle me lance des promesses océaniques, des promesses de grand vent et de vaste horizon, des promesses d'Anapurna inaccessible, elle me détourne des eaux tumultueuses, m'englue dans le cours liquide en crue, m'emporte au large, me fait chavirer, me retient captif sur son île, me prodigue de beaux gestes et me promet de beaux restes, elle me câline, me protège, me questionne, me relie à mes antiques obsessions et me renvoie à mes chères études, à mon silence-refus et à ma solitude-refuge, elle me fait bouffer mes régurgitations, boire ses poisons, se gausse de ma souffrance, se moque de ses propres convenances, se fout des circonstances et des contingences, elle fait les poubelles (de l'histoire), (s'é)puise dans les sacs à merde, se goberge dans mes bacs à linge (sale), fourre son nez surdimensionné dans le moindre de mes corridors intraveineux, agite le bâton et la carotte, manie le chiffon rouge comme le drapeau blanc, collectionne mes crottes de terre, cire mes bottes secrètes, expose mes déchets organiques à la vindicte populaire, exploite mes écouteurs, explose mes forfaits, expurge mes efforts et mes faits d'arme, élucubre, m'enlise et m'encule, me casse les couilles, me fout la trouille, de la cave au grenier fouille et refouille, tient mon dossier à jour, expédie ses rapports à l'heure, me porte, me supporte, mais toujours rapporte, elle se lie avec le sublime, se ligue avec le spectacle, elle se dilue dans le temps, elle me sous-traite et me soustrait, me sous-paie, me piétine et me pollue, elle abreuve mes souvenirs et me nourrit l'âme, elle me pourrit la moelle, elle me tord les boyaux, me troue le cul, me triture les tripes, me pompe le dard, me dore la pompe, me suit, m'essuie, me poursuit, elle se cogne à moi, se frotte à moi – mais ne s'y pique pas –, elle fait ça comme personne, elle me rouille, me souille, me mouille, elle se mouille aussi, elle m'attire, m'attise, me tire, m'étire, elle me nargue, tous les jours elle me recrute, et tous les jours elle me congédie, elle me laisse faire, me fait chier, me fait gerber, elle m'épouse à reculons, mène la noce à tâtons, et ouvre le bal des cons, mais demeure incapable de me répudier, elle fait de moi son bijou, sa fève, son poil, sa plume, elle est mon grain de sel, mon gorille, mon épée, mon épice, mon épouse, mon épouvantail, mon épreuve, elle est mon grain de sable – évidence ! –, elle est ma cervelle, mon coeur, mon foie, mes poumons, ma rate, mon sucre festif, mon suc digestif, mais elle est aussi la crasse incarnée, le désordre intégré, elle est une fêlure traumatique, un foutoir hystérique, un fatras magnétique… Je m'éloigne : elle me montre son derrière, écarte les cuisses, crie, exhibe ses seins de feu (et de glace), s'exalte, exulte, c'est une sainte qui (me) touche, une salope d'autel, une vierge trouée, c'est, elle est, une déesse travestie en diablesse elle-même déguisée en messie, elle est songe et mensonge, projectionniste du vide et dialoguiste du pire, elle est mon bâtonnet d'encens, ma bougie au soleil, mon cierge émasculé, elle pue, elle me lèche et elle me suce, me tourne et me retourne, ses caresses me détournent, sa tendresse m'enfourne (et me rend fou), elle m'excite, m'exhorte, et finalement m'expulse bien au-delà de ses territoires en jachère (déjà), elle est ma fraîcheur, mon frémissement, ma fièvre, mon frisson, elle est aussi ma recette, mon remède, ma réserve, ma ressource, elle est LA réponse, elle est mon enfer quotidien, mon paradis perdu, ma crèche sélénienne, mon cimetière marin, elle est mon saint chrême suprême, ma cyprine divine, elle s'immisce jusque dans ma salive, mon sang, mon sperme et ma sueur, « sssssssss » dit-elle, elle est le serpent, c'est une vipère au point, un boa destructeur, une couleuvre, elle est mon oiseau des îles, mon aigle royal, mon albatros revenu, mon choucas abandonné, ma colombe estropiée, mon dodo génocidé, mon retour des cigognes, mon hirondelle primesautière, mon puffin métissé, mon vautour en suspens, elle est évidemment mon perroquet, elle est mon cheval de course, ma jument verte, mon innocent poulain, mon cheval de trait, mon cheval de Troie, elle est mon Chevalier d'Eon, ma transsexuelle de la matière, elle est ma Louise Michel, ma Marie Marvingt et ma Mata Hari, elle est aussi ma Flannery O'Connor et mon Anne Comnène, elle est ma cigarette du condamné, mon tabac froid, mon cendrier de monstruosités, mon antalgique, mon antidépresseur, mon cathéter et ma seringue, ma came, mon eau fraîche, mon narcotique, mon vinaigre, mon viagra vulgaire, ma dragée haute, mon bonbon, elle est bonne poire, peau de banane, et c'est aussi une pomme, une pomme d'amour, mon sermon du jus de pomme, ma rainette pressée, ma golden girl, ma peau, ma pulpe et mes pépins, c'est une carne, une larve, une conne, une corne (d'abondance), une crosse, et c'est une bête à corne très bonne contre les coups de crosse, elle est grosse et grossière, elle est son propre complexe, elle est illisible, indicible, invisible, indéfrichable et indéchiffrable, elle est mère, soeur, amante, reine, putain, elle est sainte et salope, elle est lune dans le caniveau des choses et soleil dans le tabernacle des vivants, elle est la taulière du truc embrasé, la groom service de l'ancestral secret, la femme de ménage du miracle monstrueux, elle est la caissière, la tête de gondole, la promotion du jour, c'est un complexe commercial, un chariot métallique aux roulettes de cristal, un chariot qui déborde de fruits défendus, de légumes brillants, de viandes grasses, de vins capiteux, elle est l'entrée dans la fête, elle est une entrée de fête, elle n'est pas hors d'œuvre, elle est chef d'œuvre, plat de Résistance, elle est une farandole de desserts, ma bolée de miel, mon bol d'air, ma compote industrielle, ma propre pomme de discorde, elle est mon économie, ma politique, mon plan b, ma stratégie, mon armée de réserve, ma chapelle, ma cathédrale, mon divan, mon divan le terrible, elle est ma centrale thermique, mon réacteur nucléaire, ma pile électrique, mon courant alternatif, ma lanterne magique, elle est un réverbère dans la nuit, oui, c'est exactement ça, un réverbère dans la nuit, elle est un phare, elle est accro, elle a les crocs, elle est à cran, elle est une accroche, elle est écriture, écrit vain, une clocharde céleste, une cloche muette, elle est papivore, elle est omnivore, elle est exclusivement carnivore, elle est mon frontispice, mon péristyle, mon tympan, mon blason, ma clé des champs, mon cadenas tout terrain, elle est mon anacoluthe, mon anaphore, mon apocope, mon oxymore, elle est mon synonyme, mon solaire solécisme, elle est ma bouée et elle est mon buvard, elle est l'essence et le sens, elle est l'absence hélas, elle n'a pas mais elle est…

    — Elle est tout ça ?

    — Bien sûr que non, espèce de gourmand invertébré. Je veux bien vous la montrer, et si vous êtes sage, c'est-à-dire assez fou et tordu pour l'être, je vais vous la démontrer, et vous pourrez la monter, à votre guise, je vais vous faire entrer dans sa notion, son concept, sa valeur, son amphigourique définition, son énigmatique surnom, les arcanes et les méandres de toute son existence, bien sûr je n'ignore pas leurs fusils d'assaut braqués sur nous autres moutons engourdis, leurs grottes à fromages moisis, leurs grandes et laides toiles de maîtres chanteurs, leurs jalousies magnétiques, leurs enfances étouffées, leurs comptabilités truquées, leurs boutiques de pastiches et de postiches, mais je m'en tape et je m'en taperai jusque dans la tombe, et l'on oubliera ma tombe, et l'on oubliera la vôtre, vous verrez, et puis non, vous ne verrez rien… Allez, j'y vais, je fonce, j'enfonce, et j'enfonce même les portes ouvertes… Pour la voir, la sentir, la toucher, l'écouter, la goûter, pour lui sauter dessus, la baiser dans les eaux limpides du fleuve (les eaux, finalement, sont limpides), pour lui faire l'amour, ne pas oublier son image, son visage, et jusque son âge, pour enfin la guider dans vos sentiers tortueux, et, en fin de compte, pour lui demander sa main tout en lui donnant la vôtre – et peu importe les retombées, les rancunes, les remords, les rapports au siège (social), les renvois empoisonnés d'ascenseur énervé, les remember et les remake, les retours en arrière et les retours de bâton –, oui, pour tout ça, veuillez avoir l'obligeance, frères et soeurs de chair, d'os et de sang, de ne jamais oublier son nom : Liberté…

    (Auteur anonyme)

     

     

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