• LA QUETE DU BONHEUR (3) - Hannah Arendt

    Si les hommes qui, de part et d’autre de l’Atlantique, étaient prêts à faire la révolution avaient quelque chose en commun avant les événements qui devaient décider de leur vie, forger leurs convictions et finalement les séparer, c’était leur intérêt passionné pour la liberté publique telle qu’en parlait Montesquieu ou Burke, et, même au siècle du mercantilisme et d’un absolutisme sans nul doute progressiste, cette préoccupation était probablement déjà quelque chose d’un peu dépassé. Qui plus est, ils n’avaient aucune prédilection pour la révolution, mais, comme le dit John Adams, ils y furent «appelés sans s’y être attendus et forcés d’agir sans inclination préalable » ; Tocqueville en témoigne dans le cas de la France: «[...] la notion même d’une révolution violente était absente de l’esprit [de nos pères] ; on ne la discutait pas, on ne l’avait pas conçue(1)» Toutefois, on doit opposer à cette formule d’Adams son propre témoignage selon lequel « la révolution était accomplie avant que la guerre ne commençât(2) », non point du fait d’on ne sait quel esprit spécifiquement révolutionnaire ou subversif, mais parce que les habitants des colonies étaient «groupés en corporations ou corps politiques» et avaient «le droit de tenir leurs assemblées municipales pour y délibérer des affaires publiques» ; c’est « dans ces assemblées de villes ou de districts que se façonnèrent d’abord les sentiments du peuple(3)». Et à la remarque de Tocqueville s’oppose sa propre insistance sur «le goût» ou «la passion de la liberté publique», dont il pensait qu’elle était largement répandue en France avant l’éclatement de la Révolution, et qu’elle était en fait prédominante chez des gens qui n’avaient aucune idée de révolution en tête et ne pressentaient aucunement le rôle qu’ils y joueraient.


    À ce stade, la différence entre les Européens et les Américains, dont l’esprit restait formé et influencé par une tradition presque identique, est évidente et importante. Ce qui en France était manifestement une passion et un «goût» était une expérience aux États-Unis, et l’usage américain qui, en particulier au xvm e siècle, invoquait le «bonheur public» là où les Français invoquaient la «liberté publique», suggère cette différence de manière tout à fait appropriée.
    Le fait est que les Américains savaient que la liberté publique consistait à participer aux affaires publiques, et que les activités liées à ces affaires ne constituaient nullement un fardeau mais procuraient à ceux qui les exerçaient en public un sentiment de bonheur qu’ils ne pourraient puiser nulle part ailleurs. Ils savaient très bien, et John Adams se montra assez hardi pour formuler cette certitude à maintes reprises, que les gens se rendaient aux assemblées municipales comme leurs représentants plus tard devaient se rendre aux fameuses Conventions, ni exclusivement par sens du devoir ni, et même encore moins, pour servir leurs propres intérêts, mais avant tout parce qu’ils aimaient discuter, délibérer et prendre des décisions. Ce qui les rassemblait, c’étaient «le monde et la cause publique de la liberté» (Harrington) et ce qui les poussait, c’était «le désir passionné de se distinguer», que John Adams jugeait «bien plus essentiel et remarquable» que n’importe quelle autre faculté humaine. « Partout où il se trouve des hommes, des femmes, des enfants, qu’ils soient vieux ou jeunes, riches ou pauvres, nobles ou vils, sages ou stupides, ignorants ou instruits, chacun s’attache au désir d’être vu, entendu, discuté, approuvé et respecté par les gens qui l’entourent et qu’il connaît. » La vertu de ce désir passionné, il l’appelait l’« émulation », le « désir d’être meilleur qu’autrui», et son vice, il l’appelait l’«ambition», parce qu’elle «vise le pouvoir comme moyen de se distinguer(4) ». Et, psychologiquement, ce sont bien là les vertus et les vices principaux d’un homme politique. Car la soif et la volonté de pouvoir en tant que telle, indépendamment de tout désir de se distinguer, bien qu’elle soit caractéristique du tyran, n’est plus un vice typiquement politique, mais bien plutôt cette qualité qui tend à détruire toute vie politique, ses vices non moins que ses vertus. C’est précisément parce que le tyran n’a nul désir d’exceller et de se distinguer qu’il trouve si agréable de s’élever au-dessus de la fréquentation de tous les hommes ; à l’inverse, c’est le désir d’exceller qui fait que les hommes aiment le monde et se plaisent à fréquenter leurs pairs, et qui les conduit à prendre part aux affaires publiques.
    Comparée à cette expérience américaine, la préparation des hommes de lettres* français qui devaient faire la Révolution était on ne peut plus théorique(5) ; sans nul doute, «les acteurs» de l’Assemblée éprouvaient eux aussi un certain plaisir, bien qu’ils l’eussent difficilement admis, et n’avaient certainement pas le temps de réfléchir à cet aspect d’un travail par ailleurs sinistre. Sans expériences auxquelles se référer, ils n’avaient pour les guider et les inspirer que des idées et des principes qu’ils n’avaient pas soumis à l’épreuve de la réalité, tous conçus, formulés et discutés avant la Révolution. Aussi dépendaient-ils davantage encore des souvenirs de l’Antiquité et chargeaient-ils les mots latins de connotations tirées de la langue et de la littérature plutôt que de l’expérience et de l’observation concrètes. Ainsi, le mot même de res publica, la chose publique*, signifiait pour eux que, sous la monarchie, il n’existait rien de tel que les affaires publiques.

    _____________________________

    1. Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution (1856) [éd. citée, p. 174).
    2. Dans une lettre à [Hezekiah] Niles [1777-1839], 14 janvier 1818. [Citation reprise dans une traduction un peu différente in Bernard Baylin, Les Origines idéologiques de la Révolution américaine, trad. L. Bourniche, Belin, 2010, p. 126.]
    3. Dans une lettre à l’abbé Mably, 1782.

    4. John Adams, Discourses on Davila, in OEuvres, op. cit., vol. VI, p.232-233.
    5. John Adams en particulier fut frappé par le fait que les «prétendus philosophes de la Révolution française» étaient comme des «moines» et «connaissaient très peu de monde». Voir les Lettres à John Taylor sur la Constitution américaine (1814), in Works, 1851, vol. VI, p.453 et suiv. [voir aussi J.-P. Goffînon, John Adams, la passion de la distinction, éd. de l’université de Bruxelles, 1996; John Adams, Écrits politiques et philosophiques, 2 vol., J.-P. Goffînon éd., Presses universitaires de Caen, 2004],

    A suivre

    « Message aux militaires et aux forces de l'ordreLe long d'un amour »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :