• JEUDI 5 AVRIL 1956


    Amertume à la bouche mauvaise. Haine de soi ; volupté d’être l’artisan de son propre désarroi. Mais j’en ai marre des gens ! Depuis longtemps, ils m’agacent, de plus en plus fort, irritants comme les mouches au coin des yeux, du pus des yeux. Ce soir, je sens que je les hais. Mauvaise action. Au fond j’ai fait une mauvaise action. Très égoïste. Je ne veux plus voir personne. Personne. Personne. Égoïste. Mais aussi, sortir avec ces gens-là ! Le théâtre, la lumière, les autres gens qu’on ne connaît pas, ceux qui sont avec vous et qui essaient de s’amuser. Et puis, quoi leur dire ? Leur dire quoi ? Merde. Voilà ce que je leur aurais dit, si j’y étais allé. Autant se taire. Merde. Colère, hargne, dents grinçantes. Fatigue par-dessus tout ça – ou au fond, je ne sais pas. Fatigue baisée par la colère, le dégoût. M. Dégoût et Mme Fatigue ont l’honneur de vous faire part de la naissance de leur fils Jean-René. Je perce un abcès. Gros abcès plein de ce pus, pus jaunâtre, glaireux, sans saveur, les gens.
    Ah, noblesse, générosité, où êtes-vous ? J’ai créé un précédent avec mon refus de me présenter au metteur en scène. Précédent dangereux – vive le danger. Maintenant, j’ai de moins en moins de mal à refuser ce qu’il ne viendrait à l’idée de personne de refuser. Je me sens monstrueux, je sens, tendant l’étoffe de ma veste, des épaules de monstre, un dos de monstre. Je suis fier de mon courage, de ma force, et de ma solitude,
    mais je ne suis pas heureux. Ou peut-être est-ce cela, le vrai bonheur ? Avoir droit à être fier ? La volupté de dire non ? Je ne sais pas. Je n’en sais rien. Il y a la tendresse aussi. Pas pour moi, pas de tendresse pour moi-même. Je me rudoie, me force, me brise, me plie, me ploie. Je me combats presque avec hargne. Le mépris de la vie. Il commence à s’incarner. Le sang, la chair, les os lui viennent, à ce mépris. Bientôt je serai prêt à mourir.
    Ah, que je suis triste. Douloureux ce soir. Mon douloureux ce soir. Armé de ma bonne épée brise-tout, je me suis saigné à vif, tailladé, coupé, mutilé, et j’ai frappé sur les autres, tant d’autres, avec la même fureur, la même ardeur vengeresse. Pour me venger de quoi ? De leur bêtise peut-être. De l’ennui, du dégoût qu’ils m’inspirent. Il y a de moins en moins de gens autour de moi. J’étais autrefois entouré. A part deux grands amis, je deviens aujourd’hui presque seul. J’entends la vraie solitude. Celle qui se meut dans l’amour. Et puis, même sans amour… vive la solitude
    monstrueuse et surhumaine.
    Je deviens de jour en jour plus impossible à vivre. Parce que je fais de moins en moins de concessions, à moi-même comme aux autres.
    J’ai peur de parler ici un langage désespéré. On ne fait rien de bon dans le désespoir. On ne fait rien de bon sans une petite partie secrète de son être où, malgré tout, loge le désespoir. On ne fait rien de bon s’il vous manque quoi que ce soit.
    – Apaisé par la lecture d’Hemingway, puis par le coup de fil de J. L. M.
    Une sorte de douceur maintenant. De molle lassitude convalescente. Mais j’aimerais être à 1 000 km d’ici. *

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