• IX. STINNES ET KRASSINE

    1. ÉTATS ÉCONOMIQUES

    Stinnes est le leader de l’économie capitaliste en Allemagne — Krassine  le leader de l’économie communiste en Russie. Dans ce qui va suivre ils devront être considérés en tant que représentants [ Exponenten ] des productions capitaliste et communiste, et non en tant que personnalités. —

    Depuis l’effondrement des trois grandes monarchies militaires européennes, il n’y a plus dans notre partie du monde que des Etats économiques : les problèmes économiques sont au centre de la politique intérieure et extérieure : Mercure (*) régit le monde ; en tant qu’héritier de Mars — en tant que précurseur  d’Apollon.

    La transformation d’État militaire en État économique est l’expression politique du fait qu’à la place du front de guerre, le front du travail se soit inséré au premier plan de l’histoire.

    A l’âge de la guerre correspondaient les Etats militaires — à l’âge du travail correspondent les Etats économiques.

    L’État communiste , tout comme le capitaliste , sont des États du travail : ce ne sont plus des États de guerre— et pas encore des États de culture. Les deux sont placés sous le signe de la production et du progrès technique. Les deux sont dominés  par des producteurs , tout comme jadis les États militaires étaient dominés par des militaires :

    l’État communiste par les leaders des travailleurs industriels — l’État capitaliste par les leaders des industriels.

    Le capitalisme et le communisme sont essentiellement apparentés, à l’instar du catholicisme et du protestantisme qui se sont considérés pendant des siècles comme des extrêmes contraires, et se sont de façon sanglante combattus par tous les moyens. Ce n’est pas leur différence, mais leur parenté, qui est à l’origine de la haine amère  avec laquelle ils se persécutent mutuellement.

    Tant que les capitalistes et les communistes resteront sur cette position selon laquelle il serait permis et enjoint de mettre à mort ou d’affamer des humains parce qu’ils défendent d’autres principes économiques — les deux se situeront, pratiquement , à un niveau de développement éthique très réduit. Théoriquement , les présupposés et les buts du communisme sont néanmoins plus éthiques que ceux du capitalisme, parce qu’ils émanent de points de vue plus objectifs et justes.

    Pour le progrès technique, les points de vue éthiques ne sont cependant pas déterminants : ici la question décisive est celle de savoir lequel, du système capitaliste ou du système communiste, est le plus rationnel et le plus approprié pour mener à bien le combat technique de libération contre les forces de la nature. —

    (*)Dans certaines mythologies gréco-latines, Vénus (alias Aphrodite, épouse d’Héphaïstos), a trompé son amant Mars (alias Arès, dieu de la guerre) avec le demi-frère de celui-ci, Mercure (alias Hermès, dieu du commerce, de la communication et des voyages). Hermès est aussi le «coursier», l’avant-coureur, le précurseur des dieux : le messager des dieux — notamment le messager des oracles d’Apollon, dont il est aussi le demi-frère

    2. LE FIASCO RUSSE

    Le succès parle en faveur de Stinnes, contre Krassine : l’économie capitaliste fleurit, tandis que l’économie communiste  reste au plus bas. Tirer des conclusions quant à la valeur de ces deux systèmes d’après ce constat serait facile — mais injuste. En effet on ne doit pas perdre de vue sous quelles circonstances le communisme a repris et mené l’économie russe : après un effondrement militaire, politique et social, après la perte de ses plus importantes zones industrielles, en lutte contre le monde entier, sous la pression d’un blocus de plusieurs années, d’une guerre civile ininterrompue et de la résistance passive des paysans, des bourgeois et de l’intelligentsia ; à quoi s’est encore ajouté la récolte catastrophique. Lorsque l’on prend en compte toutes ces circonstances, et les aptitude et formation organisationnelles plus faibles du peuple russe —

    on ne peut alors que s’étonner du fait que des restes d’industrie russe se soient maintenus.

    Vouloir mesurer l’échec du communisme dans sa cinquième année sous ces circonstances aggravées, à l’aune du succès du capitalisme longuement mûri, serait aussi injuste que de vouloir comparer un enfant nouveau-né avec un homme adulte, et à partir de là constater que l’enfant serait un idiot — alors qu’en lui sommeille peut-être un génie en devenir. —

    Même si le communisme s’effondre en Russie, il serait tout autant naïf de déclarer la révolution sociale avec lui écartée — qu’il aurait été insensé de croire la Réforme classée après l’effondrement du mouvement hussite : car peu de décennies après, Luther est apparu et a mené beaucoup des idées hussites à la victoire.

    3. PRODUCTIONS CAPITALISTE ET COMMUNISTE

    L 'avance essentielle de l’économie capitaliste réside dans son expérience . Elle domine toutes les méthodes d’organisation et de production, tous les secrets stratégiques dans le combat entre l’humain et la nature et dispose d’un état-major d’officiers industriels qualifiés. Le communisme au contraire se voit contraint, avec un état-major de généraux et un corps d’officier insuffisants, de faire de nouveaux plans de guerre et de chercher de nouvelles méthodes d’organisation et de production. Stinnes, sur des rails rodés, peut aller de l’avant — tandis que Krassine doit être un éclaireur, dans la forêt primaire de la révolution économique. —

    À travers la concurrence, le bénéfice et le risque, le capitalisme utilise un moteur insurpassable, qui maintient l’appareil économique en perpétuel mouvement : l’égoïsme. Chaque entrepreneur, inventeur, ingénieur et travailleur, se voit contraint dans l’État capitaliste de dépenser au maximum ses forces, pour ne pas être rattrapé par la concurrence et pour ne pas mourir. Les soldats et les officiers de l’armée du travail doivent pousser vers l’avant [ vorrücken : progresser], pour ne pas passer SOUS les roues .

    En la libre initiative de l’entrepreneur réside un avantage supplémentaire du capitalisme, auquel la technique doit beaucoup. L’un

    des problèmes les plus difficiles du communisme réside en la prévention de la bureaucratie économique, par laquelle il est constamment menacé. —

    Le principal avantage technique du communisme réside en ceci qu’il a la possibilité de concentrer la totalité  des forces productives et des trésors de la nature de ses zones économiques et de les utiliser rationnellement d’après un plan unitaire. Ce faisant, il économise toutes les forces que le capitalisme gaspille dans le repoussement de la concurrence. La planification principielle de l’économie communiste, qui entreprend aujourd’hui d’électrifier rationnellement l’immense empire russe d’après un plan unitaire, représente techniquement un avantage essentiel par rapport à Vanarchie de la production capitaliste. L’armée du travail communiste se bat sous un commandement uniforme et solidaire, contre la nature ennemie — tandis que les bataillons éclatés du capitalisme ne se battent pas seulement contre l’ennemi commun, mais en partie aussi les uns contre les autres pour le renversement des concurrents.

    Krassine tient en outre son armée plus fermement en main que Stinnes : car les travailleurs de l’armée de Stinnes comprennent clairement qu’une partie de leur travail sert à l’enrichissement d’un entrepreneur étranger, ennemi — tandis que les travailleurs de l’armée de Krassine sont conscients du fait qu’ils travaillent pour l’État communiste, dont ils sont les parties prenantes et les piliers. Stinnes apparaît à ses travailleurs comme un oppresseur et un adversaire — Krassine comme un leader  et un allié. Voilà pourquoi Krassine peut prendre le risque d’interdire des grèves et d’introduire des dimanches travaillés — tandis que pour Stinnes ce serait impossible.

    L’armée de Stinnes est décomposée par des insatisfactions et des mutineries (grèves) grandissantes — tandis que l’armée de Krassine, en dépit de sa misère matérielle, est portée par un but idéal. En bref : la guerre contre les forces de la nature est en Russie une guerre du peuple — en Europe et  en Amérique c’est une guerre dynastique des rois de l’industrie. —

    Le travail du travailleur communiste est un combat pour son État et pour sa forme d’État— le travail du travailleur capitaliste est une lutte pour sa vie. Ici le mobile principal  du travail est Y égoïsme — là-bas Y idéalisme politique-, en l’état actuel de

    l’éthique, l’égoïsme est, malheureusement, un moteur plus fort que l’idéalisme et à partir de là, la valeur de combat de l’armée du travail capitaliste est plus grande que celle de l’armée du travail communiste.

    Le communisme dispose d’un plan économique plus rationnel — le capitalisme d’un moteur du travail plus fort.

    Le capitalisme n’échouera pas à cause de ses défauts techniques mais à cause de ses défauts éthiques. L’insatisfaction de l’armée de Stinnes ne se laissera pas à la longue réprimer par les mitrailleuses. Le capitalisme pur se base sur la dépendance  et l’ignorance des travailleurs — tout comme l’obéissance aveugle militaire se base sur la dépendance et l’ignorance des soldats. Plus la classe des travailleurs devient indépendante , consciente d’elle-même et éduquée — plus il devient impossible aux rentiers de les laisser travailler pour leurs intérêts privés . —

    Le futur appartient à Krassine — l’ expérimentation russe est décisive pour l’économie du présent. C’est pourquoi il est dans l’intérêt propre du monde entier de, non seulement ne pas perturber cette expérience, mais encore de la soutenir  au maximum : car alors seulement son issue serait une réponse à la question de savoir si le communisme est capable de réformer l’économie actuelle— ou si le mal nécessaire du capitalisme lui est préférable.

    4. MERCENAIRES ET SOLDATS DU TRAVAIL

    À l’âge de la guerre, au capitalisme correspondait 1 ’armée des mercenaires  — au communisme l’armée du peuple.

    Au temps des mercenaires, tout riche rentier pouvait recruter et s’équiper d’une armée de guerre, qu’il rémunérait  et commandait — tout comme aujourd’hui tout riche rentier peut recruter et s’équiper d’une armée du travail, qu’il rémunère et commande.

    Il y a trois siècles, Wallenstein a joué en Allemagne un rôle analogue à celui de Stinnes aujourd’hui : à l’aide de sa fortune, qu’il avait accrue au cours de la guerre de Bohème, et de l’armée qu’il avait recrutée et entretenue au moyen de celle-ci, Wallenstein, de rentier, est devenu la personnalité la plus puissante de l’Empire allemand — tout comme

    aujourd’hui Stinnes , à travers sa fortune, qu’il a accrue au cours de la Guerre mondiale ainsi qu’à travers la presse et l’armée du travail qu’il recrute et entretient au moyen de celle-ci, est devenu l’homme le plus puissant de la République allemande. —

    Dans un Etat capitaliste, le travailleur est un mercenaire, l’entrepreneur un condottiere du travail — dans un Etat communiste, le travailleur est un soldat  d’une armée du peuple, qui dépend de généraux employés par l’Etat. Tout comme autrefois les condottieres conquéraient des principautés et fondaient des dynasties avec le sang de leurs mercenaires — de même les condottieres  modernes, avec la sueur de leurs travailleurs, conquièrent des fortunes et des positions de pouvoir, et fondent des dynasties de ploutocrates. Tout comme jadis ces chefs de mercenaires — les rois de l’industrie négocient de même aujourd’hui d’égal à égal avec les gouvernements et les États : ils orientent la politique par le biais de leur argent, comme jadis ceux-là par le biais de leur puissance.

    La réforme de l’armée du travail, que le communisme est en train de mener, correspond en tout point à la réforme de l’armée à laquelle tous les États modernes ont procédé.

    La réforme de l’armée a remplacé l’armée de mercenaires par une armée du peuple : elle a introduit le devoir militaire  général, étatisé l’armée, interdit le recrutement privé, remplacé les chefs de lansquenets par des officiers employés par l’État et exalté éthiquement le devoir militaire.

    L’État du travail introduit les mêmes réformes dans Yarmée du travail : il proclame le devoir du travail général, étatise l’industrie, interdit l’entrepreneuriat privé, remplace l’entrepreneur privé par des directeurs employés par l’État, et exalte le travail en tant que devoir moral. —

    Stinnes et Krassine sont tous deux des commandants en chef  de vigoureuses troupes de travail, qui se battent contre un ennemi commun : la nature nordique. Stinnes, en tant que Wallenstein moderne, conduit une armée de mercenaires — Krassine, en tant que maréchal  d’un Etat du travail, une armée du peuple. Alors que ces deux commandants en chef  se considèrent comme adversaires, ils sont alliés, marchent séparément, frappent unis.

     

     

    5. CAPITALISME SOCIAL — COMMUNISME LIBÉRAL

    Tout comme la régénération du catholicisme a été une conséquence de la Réforme, de même la rivalité entre le capitalisme et le communisme pourrait féconder les deux : si au lieu de se combattre mutuellement par le meurtre, la calomnie et le sabotage ils se limitaient à se prouver leur plus haute valeur via des performances culturelles.

    Aucune justification théorique du capitalisme ne plaide mieux en faveur de ce système que l’indiscutable fait que le sort des travailleurs américains (dont beaucoup vont à l’usine avec leur propre voiture) soit meilleur pratiquement que celui des travailleurs russes qui, uniformément entre collègues, ont faim et meurent de faim. En effet la prospérité est plus essentielle que l’égalité : mieux vaut que beaucoup deviennent prospères et peu riches — plutôt que domine une misère générale et uniforme. Seules l 'envie et la pédanterie  peuvent s’opposer à ce jugement. Le mieux serait cependant que la richesse soit universelle et générale — mais elle se trouve dans le futur, non dans le présent : seule la technique peut y conduire, pas la politique. —

    Le capitalisme américain est conscient du fait qu’il ne puisse s’affirmer qu’à travers des effets sociaux généreux. Il se voit comme un gérant de la richesse nationale, qu’il consacre au soutien de l’invention, à des buts culturels et humanitaires.

    Seul un capitalisme social, entreprenant ainsi de se réconcilier avec la communauté des travailleurs, a des perspectives d’existence : seul un communisme libéral, entreprenant de se réconcilier avec l’intelligentsia,  a des perspectives d’existence. L’ Angleterre essaie le premier chemin, la Russie le second, depuis peu.

    Mener une guerre contre la résistance des officiers est à la longue tout aussi impossible que mener une guerre contre la résistance des troupes.

    Ceci vaut aussi pour l’armée des travailleurs : elle dépend autant de leaders compétents que de travailleurs de bonne volonté.

    Krassine a compris qu’il était nécessaire pour le communisme d’apprendre du capitalisme. C’est pourquoi il encourage depuis peu l’initiative privée, nomme à la direction des entreprises d’État des ingénieurs énergiques et compétents, dotés de pleins pouvoirs et d’une prise de bénéfices toujours grandissants, et rappelle une partie des industriels chassés ; pour finir, il soutient le faible moteur du travail qu’est l’idéalisme par l’égoïsme, l’ambition, et la contrainte et cherche via ce système mixte à élever les performances de travail du prolétariat russe.

    Seules ces méthodes capitalistes peuvent sauver le communisme : car il a appris à reconnaître le fait que l’hiver et la sécheresse soient des despotes de la Russie bien plus cruels que tous les tsars et les grands-ducs réunis ; et que cette guerre de libération plus décisive encore, est aussi valable pour eux. C’est pourquoi il place aujourd’hui la bataille contre la faim, l’électrification et la reconstruction de l’industrie et des voies ferrées au centre de sa politique globale, sacrifiant même pour ces plans techniques toute une série de principes politiques. Il sait que son succès ou son échec économique conditionnera son succès ou son échec politique, et que dépend de lui le fait de savoir si finalement la Révolution russe mène à la délivrance du monde — ou à la déception du monde. —

    L’ abolition de la propriété privée ne peut, en l’état actuel de l’éthique, déchouer à cause d’insurmontables résistances psychologiques. Néanmoins le communisme reste un point charnière dans le développement économique, passant d’un État d’entrepreneurs à un État de travailleurs — et dans le développement politique, passant d’un système stérile de démocratie ploutocratique à une nouvelle aristocratie sociale d’humains spirituels.

    6. TRUSTS ET SYNDICATS

    Tant que le communisme ne se montrera pas assez mûr pour reprendre les commandes dans le combat technique de libération, Krassine et Stinnes devront s’entendre. Les imbéciles  fanatiques du capitalisme,

    tout comme du communisme, rejetteront ce chemin qui mène au travail en commun plutôt qu’au travail des uns contre les autres : seules les têtes  les plus claires des deux camps s’accorderont sur la reconnaissance du fait qu ’il vaille mieux sauver la culture du monde via une paix d’entente, que de la détruire via une victoire d’anéantissement. Alors les condottieres de l’économie deviendront des généraux, et les mercenaires de l’économie des soldats.

    Dans Xéconomie rouge de demain il ne pourra y avoir qu’aussi peu d’égalité entre les dirigeants  et les dirigés qu’il y en a aujourd’hui dans l’Armée rouge : mais les industriels du futur ne seront plus irresponsables comme aujourd’hui, ils se sentiront plutôt responsables de la totalité. Les capitalistes improductifs (petits trafiquants) disparaîtront de la vie économique, tout comme jadis disparurent de l’armée les généraux de la cour décoratifs . Comme c’est déjà aujourd’hui souvent le cas, le capitaliste productif devra devenir le travailleur le plus intensif de son usine. Via la chute simultanée de ses profits excessifs, s’engagera une égalisation plus juste entre son travail et ses revenus.

    Deux groupes de force économiques commencent, dans les États du travail capitalistes, à se partager la direction de l’économie : les représentants des entrepreneurs et des travailleurs — les trusts et les syndicats. Leur influence sur la politique croît et va dépasser en importance celle des parlements. Ils se compléteront et se contrôleront réciproquement comme jadis le sénat et le tribunat, la chambre haute et la chambre basse. Les trusts dirigeront la mise sous contrainte des forces de la nature et la conquête des trésors de la nature — les syndicats contrôleront la répartition des prises.

    Sur le terrain commun de l’augmentation de la production et du perfectionnement de la technique, Stinnes et Krassine s’accorderont : car ils sont adversaires sur la question de la répartition — alliés sur la question de la production  : ils se battent l’un contre l’autre sur la question de la méthode économique - et l’un avec l’autre dans la guerre de l’humanité contre les forces de la nature. —

     

     

     

     

     

     

     

     

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