• ...Folie et horreur (extrait du roman "Le rire rouge")

     

    Je sentis cela pour la première fois quand nous marchions sur la route de N... ; nous marchâmes dix heures de suite, sans nous arrêter, sans ralentir notre marche, sans ramasser les morts, en les laissant à l’ennemi qui nous suivait en masses compactes et, au bout de trois, quatre heures, effaçait avec ses pieds nos traces. Il faisait une chaleur torride J’ignore le nombre de degrés, quarante, cinquante ou davantage, je sais seulement qu’elle était longue, désespérément égale, accablante. Le soleil était énorme, incandescent, terrible, comme si la terre s’en fût approchée et serait bientôt consumée par ce feu impitoyable. Les yeux se refusaient à regarder. La prunelle, petite et rétrécie, petite comme un grain de pavot, cherchait en vain de l’obscurité sous l’ombre des paupières baissées, le soleil pénétrait l’enveloppe fine et envahissait le cerveau fatigué.

    Mais, malgré tout, on était mieux comme ça, et longtemps, quelques heures peut-être, je marchai les yeux fermés, en entendant la foule remuer, en entendant le piétinement des pieds d’hommes et de chevaux, le grincement des roues de fer broyant les  petites pierres, l’haleine oppressée et haletante et le bruit des lèvres sèches. Mais je n’entendais pas de paroles. Tous gardaient le silence, comme si c’eût été une armée de muets qui avançait, et quand quelqu’un tombait, il tombait en silence, les autres se heurtaient contre son corps, se relevaient en silence et, sans se retourner, avançaient, comme si tous ces hommes muets eussent été en même temps sourds et aveugles ; je bronchais aussi et je tombais, et alors j’ouvrais les yeux involontairement, et ce que je voyais me semblait une fiction sauvage, délire pénible de la terre en démence. L’air surchauffé frémissait, sur le point de fendre les pierres frémissaient aussi silencieusement, et les rangs éloignés des hommes à un tournant du chemin, les canons et les chevaux se séparaient de la terre et, sans le moindre bruit, oscillaient comme une masse gélatineuse, — comme si c’eût été une armée d’ombres immatérielles et non d’hommes vivants qui marchait. Le soleil énorme, rapproché, terrible, avait allumé sur chaque canon de fusil, sur chaque plaque de métal un millier de petits soleils éblouissants et, de toutes parts, des côtés, d’en bas, ils pénétraient dans les yeux, ardents, aiguisés comme des baïonnettes chauffées au blanc. Et la chaleur desséchante, brûlante, entrait dans le fond même du corps, dans les os, dans le cerveau, et il semblait parfois que ce qui se balançait sur les épaules n’était pas une tête, mais un globe bizarre, extraordinaire, lourd et léger, étranger et terrible.

    Et alors, et alors tout à coup, je me souvins de la maison : je revis un coin de chambre, un bout de papier bleu, une carafe d’eau toute poudreuse, intacte sur ma table, — ma table, dont un pied, plus court que les deux autres, était appuyé sur un bout de papier plié. Et dans la chambre d’à côté, sans que je les voie, semblent être ma femme et mon fils. Si je pouvais, j’aurais crié, tant cette vision simple et familière, — ce bout de papier bleu, cette carafe poudreuse et intacte, — était extraordinaire.

    Je sais que je me suis arrêté, en levant les bras, mais quelqu’un m’ayant poussé par derrière, je repris ma marche rapide, en me hâtant Dieu sait où, sans sentir ni la fatigue, ni la chaleur. Et je marchai longtemps ainsi, à travers les rangs interminables et silencieux, côtoyant les nuques rouges, brûlées par le soleil, en effleurant presque les baïonnettes brûlantes impuissamment baissées, lorsque tout à coup une idée me fit arrêter, je me demandai ce que je faisais, où j’allais si vite. Sans ralentir le pas, je tournai de côté, je me frayai un passage vers l’espace libre, je franchis un ravin et je m’assis sur une pierre comme si cette pierre rugueuse et brûlante eût été le but de tous me  s efforts.

    Et c'est alors que je sentis cela pour la première fois. Je vis que ces hommes marchant en silence sous les rayons ardents du soleil, à demi-morts de fatigue et de chaleur, chancelant et tombant, étaient fous. Ils ignorent où ils vont, ils ignorent la raison d’être de ce soleil, ils ne savent rien. Ils n’ont pas de tête sur les épaules, mais des globes étranges et terribles. En voici un qui, comme moi, se glisse en hâte à travers les rangs, en voici un autre, un troisième. Voici qu’une tête de cheval aux yeux fous, aux mâchoires largement ouvertes faisant pressentir un cri extraordinaire, terrible, se dresse au-dessus de la foule, se dresse et s’affaisse ; la foule afflue à cet endroit, on entend des voix enrouées et sourdes, un sec coup de fusil, puis le mouvement silencieux et infini recommence. Plus d’une heure déjà je reste sur cette pierre, l’on ne cesse de défiler devant moi, et l’air, la terre, les rangs lointains et illusoires frémissent toujours. Je suis de nouveau pénétré par la chaleur desséchante et je ne me souviens plus de ce qui m’est apparu pour un moment, et l’on passe, l’on passe devant moi et je ne comprends pas ce que c’est Une heure durant j’ai été seul sur cette pierre, et maintenant un groupe d’hommes gris s’est formé autour de moi, les uns sont couchés, immobiles, peut-être déjà morts, d’autres sont assis et regardent les passants d’un air stupide comme moi. Les uns ont des fusils et ressemblent à des soldats, d’autres sont presque dévêtus et la peau de leur corps est si rouge qu’on s’en détourne. Près de moi un homme est couché, le dos en l’air ; à l’indifférence avec laquelle il appuie sa figure contre les pierres pointues et brûlantes, à la blancheur de sa main retournée, on devine qu’il est mort, mais son dos est rouge comme celui d’un homme vivant, et seule une couche fine et jaunâtre, comme sur de la viande fumée, parle de la mort. Je veux m’écarter de lui, mais je n’en ai pas la force, je chancelle et je regarde les rangs avançant indéfiniment illusoires et oscillants. L’état de ma tête me fait pressentir un coup de soleil, mais je l’attends tranquillement, comme dans un rêve, où la mort n’est qu’une étape dans la suite des visions merveilleuses et enchevêtrées.

    "Le rire rouge" Léonid Andreiv *

    Andreïev, c'est beaucoup plus qu'une oeuvre attirée par l'angoisse du gouffre. C'est, jeté sur le papier, le pauvre coeur des hommes, pour reprendre un titre du Japonais Sôseki.

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