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    Un ange vint vers moi et dit : « Ô pitoyable jeune fou ! horrible! Ô état effroyable ! Considère le cachot embrasé que tu te prépares à toi-même, pour toute l’éternité, et vers où te mène le chemin que tu suis. »

    Je dis : « peut-être voudrez-vous bien me montrer mon lot éternel, ou nous le contemplerons ensemble et nous verrons, de voire lot et du mien, lequel est le plus désirable. »

    Il me fit alors pénétrer dans une élable, puis dans une église, puis, au-dessous, dans la crypte de l’église à l’extrémité de laquelle il y avait un moulin. Nous pénétrâmes dans le moulin ; et au delà était une cave. En tâtonnant, nous suivîmes une pénible route, en spirale, qui descendait à travers la caverne, jusqu’à un espace vide, sans limites, qui s’ouvrit au-dessous de  nous, comme un ciel ; et nous retenant aux racines des arbres, nous pendîmes au-dessus de cette immensité. Je dis alors : « Ange, si vous le voulez bien, nous nous abandonnerons à ce vide et verrons si la Providence est là aussi. Si vous ne le voulez point, moi je le veux. » Mais l’ange répondit : « Jeune présomptueux, ne suffit-il pas, tandis que nous demeurerons ici, que nous contemplions ton lot ; il va bientôt nous apparaître quand cessera l’obscurité. »

    Je demeurai donc prés de lui, assis dans l’entrelacs des racines d’un chêne ; et lui se retenait accroché à un champignon qui pendait, tête eu bas, sur l’abîme.

    Peu à peu, la profondeur infinie devint distincte, rougeoyante comme la fumée d’une ville incendiée ; au-dessous de nous, à une immense distance, était le soleil, noir mais luisant ; alentour du soleil, des lignes de feu sur lesquelles d’énormes araignées évoluaient, se traînant vers leurs proies : lesquelles voletaient, nageaient plutôt, dans la profondeur infinie, sous forme d’animaux très affreux, issus de la corruption ; et l’espace était tout empli et paraissait composé d’elles ; ce sont là les Démons, et on les nomme Puissances de l’air.

    Je demandai donc à mon compagnon quel était mon lot éternel ? Il répondit : « Entre les araignées noires et blanches. »

    Mais, à ce moment, d’entre les araignées noires et blanches une nuée de flamme éclata roulant à travers l’abîme, assombrissant tout ce qui se trouvait au-dessous d’elle, de sorte que la profondeur inférieure devint noire comme une mer et s’agita avec un bruit terrible : au-dessous de nous, il n’était plus rien qu’on pût voir, qu’une noire tempête, lorsque regardant vers l’est, nous distinguâmes vers les nuées et les vagues, une cataracte de sang mêlé de feu et, distant de nous seulement de quelques jets de pierre, apparut et plongea de nouveau le repli écailleux d’un monstrueux serpent ; vers l’Est enfin, distant d’environ trois degrés, une crête enflammée apparut au-dessus des vagues : lentement cela s’éleva semblable à une rangée de rocs d’or, et nous vîmes deux globes de feu cramoisi, desquels  s’échappait la mer en nuages de fumée, et nous comprîmes alors que c’était la tête de Leviathan : son front était divisé par des stries de vert et de pourpre, semblables à celles sur le front d’un tigre ; bientôt nous distinguâmes sa gueule ; ses branchies rouges pendaient juste au-dessus de l’écume en furie et teignaient de rais de sang le gouffre noir, avançant vers nous avec tout l’emportement d’une spirituelle existence.

    L’ange, mon ami, grimpa de son poste dans le moulin : je demeurai seul, et voici ; cette apparence n’était plus ; je me trouvai couché sur une plaisante terrasse, au bord d’une rivière, au clair de lune, écoutant un joueur de harpe qui chantait en s’accompagnant sur ce thème : L’homme qui ne change jamais d’opinion, est comparable à l’eau stagnante ; il fomente les serpents de l’esprit.

    Puis, je me levai et partis à la recherche du moulin où je trouvai mon Ange, qui, surpris, me demanda comment j’avais échappé.

    Je répondis : « Tout ce qu’ensemble nous avons vu, procédait de votre métaphysique ; car, sitôt après votre fuite, je me suis trouvé sur une terrasse, écoutant un joueur de harpe, au clair de lune. Mais à présent que nous avons vu mon lot éternel, vous montrerai-je le vôtre ? » Ma proposition le fit rire, mais moi, soudain, je le saisis entre mes bras et fendis, en volant, la nuit occidentale ; et nous nous élevâmes ainsi jusqu’au-dessus de l’ombre de la terre : alors je me lançai avec lui tout droit dans le corps du soleil ; et là je me revêtis de blanc et prenant dans mes mains les livres de Swedenborg, je plongeai loin du glorieux climat, et outrepassant les planètes, nous atteignîmes Saturne. Là, je m’arrêtai pour me reposer ; puis m’élançai dans le vide, entre Saturne et les étoiles fixes.

    « Voici ton lot, lui dis-je, ici, dans cet espace — si espace ceci peut être nommé. »

    Bientôt nous vîmes l’étable et l’église ; et je l’emmenai vers l’autel et j’ouvris la Bible, et voici : c’était un puits profond dans lequel je descendis, faisant passer l’ange devant moi ; nous vîmes bientôt sept maisons de brique ; nous entrâmes dans l’une  d’elles ; il y avait là quantité de singes babouins et d’autres de cette espèce, enchaînés par le milieu du corps, grimaçants et s’agrippant l’un à l’autre, mais empêchés par le peu de longueur de leurs chaînes. Pourtant, je les vis qui parfois devenaient plus nombreux, et le fort alors s’emparait du faible, et toujours grimaçant ils s’accouplaient d’abord, puis s’entre-dévoraient, arrachant un membre d’abord, puis un autre, de sorte que bientôt il ne restait plus qu’un tronc misérable, lequel ils embrassaient d’abord avec des grimaces de feinte tendresse, puis finissaient par dévorer également. De-ci de-là j’en vis qui épluchaient, avec gourmandise, la chair de leur propre queue. La puanteur nous incommodait grandement tous deux ; nous rentrâmes dans le moulin ; ma main ramena le squelette d’un corps ; c’était les Analytiques d’Aristote.

    L’ange me dit alors: « Ta fantaisie m’en a fait accroire, et de cela tu devrais rougir. »

    Je répondis : « Réciproquement chacun de nous en fait accroire à l’autre ; c’est vraiment perdre son temps que de converser avec toi qui n’as su produire que des Analytiques. »

    "Mariage du ciel et de l'enfer" William Blake

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    Un abbé d’un ordre noir (les bénédictins), excellent homme d’une moralité à toute épreuve, avait des moines bien étranges et relâchés dans leurs mœurs. Certains d’entre eux, un beau jour, s’étaient procuré force victuailles et vins fins. Craignant leur abbé, ils n’osèrent faire ripaille dans une des salles du couvent et se retrouvèrent tous dans une énorme tonne à vin vide où ils apportèrent leur provende. Or l’abbé en eut vent et, tout affligé, il accourut aussitôt, jeta un regard dans le tonneau, et son arrivée transforma la gaieté des buveurs en tristesse. Il vit bien leur effroi, joua le bon compagnon, entra auprès d’eux et leur dit : « Oh ! Oh ! mes frères, on voudrait donc goinfrer et biberonner sans moi ! C’est fort mal à vous. En vérité, je veux être de la fête ! » Et il se lava les mains, mangea et but avec eux et donna si bien l’exemple qu’ils retrouvèrent leur bonne humeur. Le jour suivant – non sans avoir auparavant prévenu et instruit le prieur – l’abbé se rendit au chapitre devant le prieur, en présence de ces moines, et il implora humblement son pardon, jouant la crainte et le tremblement, et il s’écria : « Seigneur prieur, je vous confesse à vous et à tous mes frères ici assemblés que j’ai, pauvre pécheur, succombé au vice de gloutonnerie et qu’hier, en secret, caché dans un tonneau, j’ai mangé de la viande contre les ordres et la règle de mon saint père Benoît. » Ce disant, il se jeta à terre et se prépara à recevoir sa pénitence. Comme le prieur voulait l’en empêcher, il lui fit cette réponse : « Faites-moi donc donner les verges ; mieux vaut expier ici-bas que dans la vie future. » La punition reçue et la pénitence faite, il revint à sa place. Mais les moines coupables craignirent alors qu’il ne les dénonçât s’ils cachaient leur méfait ; ils se levèrent donc aussi et confessèrent la même faute. L’abbé leur fit administrer une sévère correction par un moine qu’on en avait chargé à l’avance, il les traita sans douceur et les menaça des pires punitions afin qu’ils n’y revinssent plus. C’est ainsi, comme un médecin habile, qu’il guérit le mal qu’il ne pouvait soigner par des paroles, en donnant lui-même l’exemple.

    Hermann HESSE (1877-1962)

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    Il était une fois un dieu qui ayant vu comment les gens s’étaient détournés de leurs mauvaises actions, renonça à la calamité qu’il avait préparée et les préserva d’un inévitable désastre. Un homme parmi les citoyens de cette ancienne terre ne fut pas satisfait de cette tournure des événements. Parce qu’il se repentait de ses méfaits d’avant, il s’attendait à être puni et s’adressa avec colère à la divinité, lui disant qu’il était mécontent et préférerait mourir que continuer à vivre, en châtiment de ses transgressions d’alors. En même temps, cet homme reconnut que cette divinité était lente à rendre ses jugements, lente à assigner les châtiments et infiniment patiente et tolérante. La divinité lui dît gentiment :  » As-tu le droit d’être en colère ? » L’homme s’éloigna de la divinité, alla dans la campagne, érigea un abri pour lui-même et attendit. La divinité se sentit désolée pour l’homme, parce qu’il faisait si chaud. Par compassion, il fit pousser un buisson à cet endroit, pour abriter l’homme et lui donner de l’ombre et atténuer son inconfort. L’homme apprécia le buisson, il s’étendit et s’endormit. A l’aube le jour suivant, la divinité créa un ver pour attaquer le buisson et il s’étiola. Lorsque le soleil se leva l’homme se réveilla et remarqua que le buisson mourrait. L’homme en colère reprocha au buisson de s’étioler et de mourir et brandit son poing vers le ciel. Le soleil cognait sur l’homme, lui causant un grand inconfort. Un vent suffoquant se leva, faisant tant souffrir l’homme qu’il demanda à la divinité de mourir ici et maintenant, plutôt que d’endurer la souffrance. La divinité lui dît gentiment :  » Est-il juste de te mettre en colère contre le buisson ? Tu n’as rien fait en ton pouvoir pour faire pousser ce buisson, mais le buisson t’a soulagé. Il a grandi la nuit sans toi et est mort la nuit sans toi. Penses-tu qu’il soit juste pour une divinité de se préoccuper d’un seul homme en colère quant il y en a tant qui ont besoin d’elle, qui ne se mettent jamais en colère avec leur divinité, mais ne font que lui témoigner leur révérence, leur gratitudes et leurs louanges ? » La conscience de l’homme s’éveilla tout à coup, il eut honte, remercia la divinité pour la leçon et fit un vœu, à cette divinité et à lui-même, de devenir une bonne personne et de surveiller ses sentiments.

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  • Au temps jadis vivait un brave homme qui était riche. Il avait beaucoup de domestiques, qui tous se louaient de leur maître. Ils disaient :

    - Il n'y a sous le ciel aucun maître qui soit aussi bon que le nôtre. Il nous donne une excellente nourriture, il nous habille bien, nous distribue le travail dans la mesure de nos forces, il ne nous humilie jamais par de rudes paroles. Il n'est pas comme les autres maîtres, qui traitent les domestiques comme si ces derniers étaient du bétail, et plus mal encore. Notre maître veut notre bien, il nous fait du bien, il nous adresse de bonnes paroles. Nous ne saurions en avoir de meilleur.

    C'était ainsi qu'ils faisaient son éloge. Le diable vint à soupçonner que ces domestiques vivaient en bonne intelligence avec leur maître, et lui étaient fort attachés ; il s'empara de l'un d'entre eux, qui se nommait Aleb et lui commanda de corrompre ses camarades. Un jour, comme ceux-ci faisaient panégyrique de leur maître, Aleb éleva la voix et dit :

    - Vous avez bien tort, frères, de chanter la bonté de notre maître ; nous le servons fidèlement et nous lui témoignons notre reconnaissance. De même qu'il nous veut du bien, nous lui en souhaitons aussi, et nous prévenons ses pensées. Comment la bonne intelligence ne régnerait-elle pas entre lui et nous ? Qu'il en soit autrement, que nous cessions d'être reconnaissants envers lui, et que nous agissions mal, il fera comme les autres, il nous rendra mal pour mal, et fera pis que les autres maîtres.

    Les autres domestiques discutèrent là-dessus avec Aleb, et firent un pari avec lui. Aleb se chargea de tourmenter son bon maître, et il y consentit à la condition qu'il perdrait son vêtement de fête, s'il ne réussissait point à indisposer le maître, mais que, s'il y parvenait, les autres domestiques perdraient à son profit leurs vêtements de fête ; le pari fut conclu en ces termes-là. De plus les autres s'engagèrent, sil l'on jetait Aleb dans les fers, à le protéger contre le maître. Aleb promit de commencer dès le lendemain matin à tourmenter le maître.

    Aleb avait été établi comme gardien de troupeau de moutons : il surveillait spécialement les béliers de grand prix. Le lendemain, le maître se rendit au parc des moutons avec des étrangers, et leur montra les magnifiques béliers qu'il possédait et auxquels il tenait beaucoup. Le valet du diable fit un signe à ses camarades, comme pour dire : « Cela va bien, je vais commencer à indisposer le maître. » Tous les domestiques s'étaient rassemblés et contemplaient par-dessus la clôture. Le diable monta sur un arbre, du haut duquel il pouvait voir à son aise dans le parc, et juger de quelle façon son valet le servirait. Le maître entra dans le parc, montra à ses hôtes les brebis et les moutons et voulut leur faire voir aussi ses meilleurs béliers.

    - Ils ne sont pas moins beaux, leur dit-il. L'un d'eux à les cornes enroulées plusieurs fois, et je ne le donnerai pour aucun prix, il m'est plus cher que mes yeux.

    Les animaux, effrayés par la présence de plusieurs hommes, se jetèrent de côté et s'enfuirent de telle sorte que les hôtes du maître ne purent regarder le fameux bélier dont il leur parlait. Au même moment, le valet du diable, voyant le bélier séparé du reste du troupeau, lui donne la chasse, le force à se mêler au reste des animaux et de cette façon il réussi à le confondre parmi eux, si bien que les hôtes du maître ne purent voir le fameux bélier. Alors le maître dit à Aleb :

    - Aleb, mon cher ami, fais de ton mieux pour attraper ce bélier qui a les cornes enroulées, et pour l'amener devant nous.

    Quand le maître eut parlé ainsi, Aleb s'élança comme un lion au milieu du troupeau, empoigna le bélier par la toison, l'attacha par le pied gauche de devant, et le traîna si brutalement que l'animal tomba agenouillé sur les pattes de devant ; Aleb le saisit alors par l'autre patte de devant, et la tordit si fort qu'on entendit un bruit sec : l'animal avait la patte cassée.

    Les hôtes poussèrent une exclamation, ainsi que les domestiques. Le diable se mit à s'esclaffer, quand il vit avec quelle audace se conduisait son valet. Le visage du maître s'assombrit, il se pencha en avant, mais il ne vit rien. Les hôtes, de même que les domestiques, gardèrent également le silence ; ils attendaient ce qui allait arriver. Le maître garda le silence un instant encore, puis soudain, comme s'il voulait rejeter un fardeau, il releva vivement la tête et regarda le ciel. Les froncements de son visage s'effacèrent ; il se tourna vers Aleb en souriant avec douceur, et lui dit :

    - Aleb, Aleb ! celui qui est maintenant ton maître t'a commandé de me faire mettre en colère ; mais mon maître est plus puissant que le tien, et c'est moi qui ferai souffrir celui qui te commande. Sache donc, Aleb, que tu n'as aucune punition à attendre pour la faute que tu as commise. Tu désirais la liberté, je te la donne dès maintenant, devant ces étrangers ; va-t-en en paix, et retire ton habit des dimanches.

    Et le bon maître rentra chez lui, accompagné de ses hôtes.

    Le diable, voyant cela, grinça des dents, se jeta en bas de l'arbre, et disparut dans les profondeurs de la terre.

     

    Léon Tolstoï (1828-1910)

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  • Vrai ! — je suis très nerveux, épouvantablement nerveux, je l’ai toujours été ; mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou ? La maladie a aiguisé mes sens, — elle ne les a pas détruits, — elle ne les a pas émoussés. Plus que tous les autres, j’avais le sens de l’ouïe très fin. J’ai entendu toutes choses du ciel et de la terre. J’ai entendu bien des choses de l’enfer. Comment donc suis-je fou? Attention ! Et observez avec quelle santé, — avec quel calme je puis vous raconter toute l’histoire.

    Il est impossible de dire comment l’idée entra primitivement dans ma cervelle ; mais, une fois conçue, elle me hanta nuit et jour. D’objet, il n’y en avait pas. La passion n’y était pour rien. J’aimais le vieux bonhomme. Il ne m’avait jamais fait de mal. Il ne m’avait jamais insulté. De son or je n’avais aucune envie. Je crois que c’était son œil ! Oui, c’était cela ! Un de ses yeux ressemblait à celui d’un vautour, — un œil bleu pâle, avec une taie dessus. Chaque fois que cet œil tombait sur moi, mon sang se glaçait ; et ainsi, lentement, — par degrés, — je me mis en tête d’arracher la vie du vieillard, et par ce moyen de me délivrer de l’œil à tout jamais.  

    Maintenant, voici le hic ! Vous me croyez fou. Les fous ne savent rien de rien. Mais si vous m’aviez vu ! Si vous aviez vu avec quelle sagesse je procédai ! — avec quelle précaution, — avec quelle prévoyance, — avec quelle dissimulation je me mis à l’œuvre ! Je ne fus jamais plus aimable pour le vieux que pendant la semaine entière qui précéda le meurtre. Et, chaque nuit, vers minuit, je tournais le loquet de sa porte, et je l’ouvrais, — oh ! si doucement ! Et alors, quand je l’avais suffisamment entrebâillée pour ma tête, j’introduisais une lanterne sourde, bien fermée, bien fermée, ne laissant filtrer aucune lumière ; puis je passais la tête. Oh ! vous auriez ri de voir avec quelle adresse je passais ma tête ! Je la mouvais lentement, — très, très lentement, — de manière à ne pas troubler le sommeil du vieillard. Il me fallait bien une heure pour introduire toute ma tête à travers l’ouverture, assez avant pour le voir couché sur son lit. Ah ! un fou aurait-il été aussi prudent ? — Et alors, quand ma tête était bien dans la chambre, j’ouvrais la lanterne avec précaution, — oh ! avec quelle précaution, avec quelle précaution ! — car la charnière criait. — Je l’ouvrais juste assez pour qu’un filet imperceptible de lumière tombât sur l’œil de vautour. Et cela, je l’ai fait pendant sept longues nuits, — chaque nuit juste à minuit : — mais je trouvai toujours l’œil fermé ; et ainsi il me fut impossible d’accomplir l’œuvre ; car ce n’était pas le vieux homme qui me vexait, mais son mauvais œil. Et, chaque matin, quand le jour paraissait, j’entrais hardiment dans sa chambre, je lui parlais courageusement, l’appelant par son nom d’un ton cordial et m’informant comment il avait passé la nuit. Ainsi, vous voyez qu’il eût été un vieillard bien profond, en vérité, s’il avait soupçonné que, chaque nuit, juste à minuit, je l’examinais pendant son sommeil.

    La huitième nuit, je mis encore plus de précaution à ouvrir la porte. La petite aiguille d’une montre se meut plus vite que ne faisait ma main. Jamais, avant cette nuit, je n’avais senti  toute l’étendue de mes facultés, — de ma sagacité. Je pouvais à peine contenir mes sensations de triomphe. Penser que j’étais là, ouvrant la porte, petit à petit, et qu’il ne rêvait même pas de mes actions ou de mes pensées secrètes ! A cette idée, je lâchai un petit rire ; et peut-être m’entendit-il ; car il remua soudainement sur son lit, comme s’il se réveillait. Maintenant, vous croyez peut-être que je me retirai, — mais non. Sa chambre était aussi noire que de la poix, tant les ténèbres étaient épaisses, — car les volets étaient soigneusement fermés, de crainte des voleurs, — et, sachant qu’il ne pouvait pas voir l’entre-bâillement de la porte, je continuai à la pousser davantage, toujours davantage.

    J’avais passé ma tête, et j’étais au moment d’ouvrir la lanterne, quand mon pouce glissa sur la fermeture de fer-blanc, et le vieux homme se dressa sur son lit, criant : « Qui est là ? »

    Je restai complètement immobile et ne dis rien. Pendant une heure entière, je ne remuai pas un muscle, et pendant tout ce temps je ne l’entendis pas se recoucher. Il était toujours sur son séant, aux écoutes ; — juste comme j’avais fait pendant des nuits entières, écoutant les horloges-de-mort dans le mur.

    Mais voilà que j’entendis un faible gémissement, et je reconnus que c’était le gémissement d’une terreur mortelle. Ce n’était pas un gémissement de douleur ou de chagrin ; — oh ! non, — c’était le bruit sourd et étouffé qui s’élève du fond d’une âme surchargée d’effroi. Je connaissais bien ce bruit. Bien des nuits, à minuit juste, pendant que le monde entier dormait, il avait jailli de mon propre sein, creusant avec son terrible écho les terreurs qui me travaillaient. Je dis que je le connaissais bien. Je savais ce qu’éprouvait le vieux homme, et j’avais pitié de lui, quoique j’eusse le rire dans le cœur. Je savais qu’il était resté éveillé, depuis le premier petit bruit, quand  il s’était retourné dans son lit. Ses craintes avaient toujours été grossissant. Il avait tâché de se persuader qu’elles étaient sans cause, mais il n’avait pas pu. Il s’était dit à lui-même : « Ce n’est rien, que le vent dans la cheminée ; — ce n’est qu’une souris qui traverse le parquet ; » ou : « C’est simplement un grillon qui a poussé son cri. » Oui, il s’est efforcé de se fortifier avec ces hypothèses ; mais tout cela a été vain. Tout a été vain, parce que la Mort qui s’approchait avait passé devant lui avec sa grande ombre noire, et qu’elle avait ainsi enveloppé sa victime. Et c’était l’influence funèbre de l’ombre inaperçue qui lui faisait sentir, — quoiqu’il ne vît et n’entendît rien, — qui lui faisait sentir la présence de ma tête dans la chambre.

    Quand j’eus attendu un long temps, très patiemment, sans l’entendre se recoucher, je me résolus à entr’ouvrir un peu la lanterne, mais si peu, si peu que rien. Je l’ouvris donc, — si furtivement, si furtivement, que vous ne sauriez l’imaginer, — jusqu’à ce qu’enfin un seul rayon pâle, comme un fil d’araignée, s’élançât de la fente et s’abattît sur l’œil de vautour.

    Il était ouvert, — tout grand ouvert, et j’entrai en fureur aussitôt que je l’eus regardé. Je le vis avec une parfaite netteté, — tout entier d’un bleu terne et recouvert d’un voile hideux qui glaçait la moelle dans mes os ; mais je ne pouvais voir que cela de la face ou de la personne du vieillard ; car j’avais dirigé le rayon, comme par instinct, précisément sur la place maudite.

    Et maintenant, ne vous ai-je pas dit que ce que vous preniez pour de la folie n’est qu’une hyperacuité des sens ? — Maintenant, je vous le dis, un bruit sourd, étouffé, fréquent, vint à mes oreilles, semblable à celui que fait une montre enveloppée dans du coton. Ce son-là, je le reconnus bien aussi. — C’était le battement du cœur du vieux. Il accrut ma  fureur, comme le battement du tambour exaspère le courage du soldat.

    Mais je me contins encore, et je restai sans bouger. Je respirais à peine. Je tenais la lanterne immobile. Je m’appliquais à maintenir le rayon droit sur l’œil. En même temps, la charge infernale du cœur battait plus fort ; elle devenait de plus en plus précipitée, et à chaque instant de plus en plus haute. La terreur du vieillard devait être extrême ! Ce battement, dis-je, devenait de plus en plus fort à chaque minute ! — Me suivez-vous bien ? Je vous ai dit que j’étais nerveux ; je le suis, en effet. Et maintenant, au plein cœur de la nuit, parmi le silence redoutable de cette vieille maison, un si étrange bruit jeta en moi une terreur irrésistible. Pendant quelques minutes encore, je me contins et restai calme. Mais le battement devenait toujours plus fort, toujours plus fort ! Je croyais que le cœur allait crever. Et voilà qu’une nouvelle angoisse s’empara de moi : — le bruit pouvait être entendu par un voisin ! L’heure du vieillard était venue ! Avec un grand hurlement, j’ouvris brusquement la lanterne et m’élançai dans la chambre. Il ne poussa qu’un cri, — un seul. En un instant je le précipitai sur le parquet, et je renversai sur lui tout le poids écrasant du lit. Alors, je souris avec bonheur, voyant ma besogne fort avancée. Mais, pendant quelques minutes, le cœur battit avec un son voilé. Cela toutefois ne me tourmenta pas ; on ne pouvait l’entendre à travers le mur. À la longue, il cessa. Le vieux était mort. Je relevai le lit, et j’examinai le corps. Oui, il était roide, roide mort. Je plaçai ma main sur le cœur, et l’y maintins plusieurs minutes. Aucune pulsation. Il était roide mort. Son œil désormais ne me tourmenterait plus.

    Si vous persistez à me croire fou, cette croyance s’évanouira quand je vous décrirai les sages précautions que j’employai pour dissimuler le cadavre. La nuit avançait, et je  travaillai vivement, mais en silence. Je coupai la tête, puis les bras, puis les jambes.

    Puis j’arrachai trois planches du parquet de la chambre, et je déposai le tout entre les voliges. Puis je replaçai les feuilles si habilement, si adroitement, qu’aucun œil humain — pas même le sien ! — n’aurait pu y découvrir quelque chose de louche. Il n’y avait rien à laver, — pas une souillure, — pas une tache de sang. J’avais été trop bien avisé pour cela. Un baquet avait tout absorbé, ah ! ah !

    Quand j’eus fini tous ces travaux, il était quatre heures, — il faisait toujours aussi noir qu’à minuit. Pendant que le timbre sonnait l’heure, on frappa à la porte de la rue. Je descendis pour ouvrir avec un cœur léger, — car qu’avais-je à craindre maintenant ? Trois hommes entrèrent qui se présentèrent, avec une parfaite suavité, comme officiers de police. Un cri avait été entendu par un voisin pendant la nuit ; cela avait éveillé le soupçon de quelque mauvais coup : une dénonciation avait été transmise au bureau de police, et ces messieurs (les officiers) avaient été envoyés pour visiter les lieux.

    Je souris, — car qu’avais-je à craindre? Je souhaitai la bienvenue à ces gentlemen. — Le cri, dis-je, c’était moi qui l’avais poussé dans un rêve. Le vieux bonhomme, ajoutai-je, était en voyage dans le pays. Je promenai mes visiteurs par toute la maison. Je les invitai à chercher, et à bien chercher. À la fin, je les conduisis dans sa chambre. Je leur montrai ses trésors, en parfaite sûreté, parfaitement en ordre. Dans l’enthousiasme de ma confiance, j’apportai des sièges dans la chambre, et les priai de s’y reposer de leur fatigue, tandis que moi-même, avec la folle audace d’un triomphe parfait, j’installai ma propre chaise sur l’endroit même qui recouvrait le corps de la victime.

    Les officiers étaient satisfaits. Mes manières les avaient convaincus. Je me sentais singulièrement à l’aise. Ils s’assirent,  et ils causèrent de choses familières auxquelles je répondis gaiement. Mais, au bout de peu de temps, je sentis que je devenais pâle, et je souhaitai leur départ. Ma tête me faisait mal, et il me semblait que les oreilles me tintaient ; mais ils restaient toujours assis, et toujours ils causaient. Le tintement devint plus distinct ; — il persista et devint encore plus distinct ; je bavardai plus abondamment pour me débarrasser de cette sensation ; mais elle tint bon, et prit un caractère tout à fait décidé, tant qu’à la fin je découvris que le bruit n’était pas dans mes oreilles.

    Sans doute je devins alors très pâle ; — mais je bavardais encore plus couramment et en haussant la voix. Le son augmentait toujours, — et que pouvais-je faire ? C’était un bruit sourd, étouffé, fréquent, ressemblant beaucoup à celui que ferait une montre enveloppée dans du coton. Je respirai laborieusement. — Les officiers n’entendaient pas encore. Je causai plus vite, avec plus de véhémence ; mais le bruit croissait incessamment. — Je me levai, et je disputai sur des niaiseries, dans un diapason très élevé et avec une violente gesticulation ; mais le bruit montait, montait toujours. — Pourquoi ne voulaient-ils pas s’en aller ? — J’arpentai çà et là le plancher lourdement et à grands pas, comme exaspéré par les observations de mes contradicteurs ; — mais le bruit croissait régulièrement. Ô Dieu ! que pouvais-je faire ? J’écumais, — je battais la campagne, — je jurais ! j’agitais la chaise sur laquelle j’étais assis, et je la faisais crier sur le parquet ; mais le bruit dominait toujours, et croissait indéfiniment. Il devenait plus fort, — plus fort ! — toujours plus fort ! Et toujours les hommes causaient, plaisantaient et souriaient. Était-il possible qu’ils n’entendissent pas ? Dieu tout-puissant ! — Non, non ! Ils entendaient ! — ils soupçonnaient ! — ils savaient, — ils se faisaient un amusement de mon effroi ! — je le crus, et je le crois encore. Mais n’importe quoi était plus tolérable que cette dérision !  Je ne pouvais pas supporter plus longtemps ces hypocrites sourires ! Je sentis qu’il fallait crier ou mourir ! — et maintenant encore, l’entendez-vous ? — écoutez ! plus haut ! — plus haut ! — toujours plus haut ! — toujours plus haut !

    « Misérables ! — m’écriai-je, — ne dissimulez pas plus longtemps ! J’avoue la chose ! — arrachez ces planches ! c’est là ! c’est là ! — c’est le battement de son affreux cœur ! »

    Edgar Allan Poe "Nouvelles Histoires extraordinaires"

     

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