• Le Poème du haschisch

    V

    Morale

    Mais le lendemain ! le terrible lendemain ! tous les organes relâchés, fatigués, les nerfs détendus, les titillantes envies de pleurer, l’impossibilité de s’appliquer à un travail suivi, vous enseignent cruellement que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature, dépouillée de son illumination de la veille, ressemble aux mélancoliques débris d’une fête. La volonté surtout est attaquée, de toutes les facultés la plus précieuse. On dit, et c’est presque vrai, que cette substance ne cause aucun mal physique, aucun mal grave, du moins. Mais peut-on affirmer qu’un homme incapable d’action, et propre seulement aux rêves, se porterait vraiment bien, quand même tous ses membres seraient en bon état ? Or, nous connaissons assez la nature humaine pour savoir qu’un homme qui peut, avec une cuillerée de confiture, se procurer instantanément tous les biens du ciel et de la terre, n’en gagnera jamais la millième partie par le travail. Se figure-t-on un État dont tous les citoyens s’enivreraient de haschisch ? Quels citoyens ! quels guerriers ! quels législateurs ! Même en Orient, où l’usage en est si répandu, il y a des gouvernements qui ont compris la nécessité de le proscrire. En effet, il est défendu à l’homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l’équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir, en un mot, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d’un nouveau genre. souvenons-nous de Melmoth, cet admirable emblème. son épouvantable souffrance gît dans la disproportion entre ses merveilleuses facultés, acquises instantanément par un pacte satanique, et le milieu où, comme créature de Dieu, il est condamné à vivre. Et aucun de ceux qu’il veut séduire ne consent à lui acheter, aux mêmes conditions, son terrible privilège. En effet, tout homme qui n’accepte pas les conditions de la vie, vend son âme. Il est facile de saisir le rapport qui existe entre les créations sataniques des poètes et les créatures vivantes qui se sont vouées aux excitants. L’homme a voulu être Dieu, et bientôt le voilà, en vertu d’une loi morale incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle. C’est une âme qui se vend en détail.

    Balzac pensait sans doute qu’il n’est pas pour l’homme de plus grande honte ni de plus vive souffrance que l’abdication de sa volonté. Je l’ai vu une fois, dans une réunion où il était question des effets prodigieux du haschisch. Il écoutait et questionnait avec une attention et une vivacité amusantes. Les personnes qui l’ont connu devinent qu’il devait être intéressé. Mais l’idée de penser malgré lui même le choquait vivement. On lui présenta du dawamesk ; il l’examina, le flaira et le rendit sans y toucher. La lutte entre sa curiosité presque enfantine et sa répugnance pour l’abdication se trahissait sur son visage expressif d’une manière frappante. L’amour de la dignité l’emporta. En effet, il est difficile de se figurer le théoricien de la volonté, ce jumeau spirituel de Louis Lambert, consentant à perdre une parcelle de cette précieuse substance.

    Malgré les admirables services qu’ont rendus l’éther et le chloroforme, il me semble qu’au point de vue de la philosophie spiritualiste, la même flétrissure morale s’applique à toutes les inventions modernes qui tendent à diminuer la liberté humaine et l’indispensable douleur. Ce n’est pas sans une certaine admiration que j’entendis une fois le paradoxe d’un officier qui me racontait l’opération cruelle pratiquée sur un général français à El-Aghouat, et dont celui-ci mourut malgré le chloroforme. Ce général était un homme très brave, et même quelque chose de plus, une de ces âmes à qui s’applique naturellement le terme : chevaleresque. "Ce n’était pas, me disait-il, du chloroforme qu’il lui fallait, mais les regards de toute l’armée et la musique des régiments. Ainsi peut-être il eût été sauvé ! " Le chirurgien n'était pas de l'avis de cet officier; mais aumônier aurait sans doute admiré ces sentiments.

    Il est vraiment superflu, après toutes ces consistante rations, d’insister sur le caractère immoral du haschisch. Que je le compare au suicide, à un suicide lent, à une arme toujours sanglante et toujours aiguisée, aucun esprit raisonnable n’y trouvera à redire. Que je l’assimile à la sorcellerie, à la magie, qui veulent, en opérant sur la matière, et par des arcanes dont rien ne prouve la fausseté non plus que l’efficacité, conquérir une domination interdite à l’homme ou permise seulement à celui qui en est jugé digne, aucune âme philosophique ne blâmera cette comparaison. Si l’Église condamne la magie et la sorcellerie, c’est qu’elles militent contre les intentions de Dieu, qu’elles suppriment le travail du temps et veulent rendre superflues les conditions de pureté et de moralité ; et qu’elle, l’Église, ne considère comme légitimes, comme vrais, que les trésors gagnés par la bonne intention assidue. Nous appelons escroc le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr ; comment nommerons-nous l’homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie? C’est l’infaillibilité même du moyen qui en constitue l’immoralité, comme l’infaillibilité supposée de la magie lui impose son stigmate infernal. Ajouterai-je que le haschisch, comme toutes les joies solitaires, rend l’individu inutile aux hommes et la société superflue pour l’individu, le poussant à s’admirer sans cesse lui-même et le précipitant jour à jour vers le gouffre lumineux où il admire sa face de Narcisse ?

    Si encore, au prix de sa dignité, de son honnêteté et de son libre arbitre, l’homme pouvait tirer du haschisch de grands bénéfices spirituels, en faire une espèce de machine à penser, un instrument fécond ? C’est une question que j’ai souvent entendu poser, et j’y réponds. D’abord, comme je l’ai longuement expliqué, le haschisch ne révèle à l’individu rien que l’individu lui-même. Il est vrai que cet individu est pour ainsi dire cubé et poussé à l’extrême, et comme il est également certain que la mémoire des impressions survit à l’orgie, l’espérance de ces utilitaires ne paraît pas au premier aspect tout à fait dénuée de raison. Mais je les prierai d’observer que les pensées, dont ils comptent tirer un si grand parti, ne sont pas réellement aussi belles qu’elles le paraissent sous leur travestissement momentané et recouvertes d’oripeaux magiques. Elles tiennent de la terre plutôt que du ciel, et doivent une grande partie de leur beauté à l’agitation nerveuse, à l’avidité avec laquelle l’esprit se jette sur elles. Ensuite, cette espérance est un cercle vicieux: admettons un instant que le haschisch donne, ou du moins augmente le génie, ils oublient qu’il est de la nature du haschisch de diminuer la volonté, et qu’ainsi il accorde d’un côté ce qu’il retire de l’autre, c’est-à-dire l’imagination sans la faculté d’en profiter. Enfin il faut songer, en supposant un homme assez adroit et assez vigoureux pour se soustraire à cette alternative, à un autre danger, fatal, terrible, qui est celui de toutes les accoutumances. Toutes se transforment bientôt en nécessités. Celui qui aura recours à un poison pour penser ne pourra bientôt plus penser sans poison. se figure-t-on le sort affreux d’un homme dont l’imagination paralysée ne saurait plus fonctionner sans le secours du haschisch ou de l’opium ?

    Dans les études philosophiques, l’esprit humain, imitant la marche des astres, doit suivre une courbe qui le ramène à son point de départ. Conclure, c’est fermer un cercle. Au commencement j’ai parlé de cet état merveilleux, où l’esprit de l’homme se trouvait quelquefois jeté comme par une grâce spéciale ; j’ai dit qu’aspirant sans cesse à réchauffer ses espérances et à s’élever vers l’infini, il montrait, dans tous les pays et dans tous les temps, un goût frénétique pour toutes les substances, même dangereuses, qui, en exaltant sa personnalité, pouvaient susciter un instant à ses yeux ce paradis d’occasion, objet de tous ses désirs, et enfin que cet esprit hasardeux, poussant, sans le savoir, jusqu’à l’enfer, témoignait ainsi de sa grandeur originelle. Mais l’homme n’est pas si abandonné, si privé de moyens honnêtes pour gagner le ciel, qu’il soit obligé d’invoquer la pharmacie et la sorcellerie ; il n’a pas besoin de vendre son âme pour payer les caresses enivrantes et l’amitié des houris. Qu’est-ce qu’un paradis qu’on achète au prix de son salut éternel? Je me figure un homme (dirai-je un brahmane, un poète, ou un philosophe chrétien? placé sur l’Olympe ardu de la spiritualité ; autour de lui les Muses de Raphaël ou de Mantegna, pour le consoler de ses longs jeûnes et de ses prières assidues, combinent les danses les plus nobles, le regardent avec leurs plus doux yeux et leurs sourires les plus éclatants ; le divin Apollon, ce maître en tout savoir (celui de Francavilla, d’Albert Dürer, de Goltzius ou de tout autre, qu’importe ? N’y a-t-il pas un Apollon, pour tout homme qui le mérite ?), caresse de son archet ses cordes les plus vibrantes. Au-dessous de lui, au pied de la montagne, dans les ronces et dans la boue, la troupe des humains, la bande des ilotes, simule les grimaces de la jouissance et pousse des hurlements que lui arrache la morsure du poison ; et le poète attristé se dit : "Ces infortunés qui n’ont ni jeûné, ni prié, et qui ont refusé la rédemption par le travail, demandent à la noire magie les moyens de s’élever, d’un seul coup, à l’existence surnaturelle. La magie les dupe et elle allume pour eux un faux bonheur et une fausse lumière ; tandis que nous, poètes et philosophes, nous avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation ; par l'exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l'intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la foi transporte les montagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence ! "

    31/08/1867 Mort de Charles Baudlaire

     

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  • — Ah! certes, je vous en prie, allons visiter ces élastiques indolentes! Je ne croirai qu'après avoir vu. Je vous assure.

    En quelques minutes, nous étions chez la marchande de Mannequins d'amour.

    — Une grande salle où nous fûmes introduits était remplie d'ingénieux modèles de courtisanes transatlantiques dont les prix variaient selon les perfectionnements et les rouages intérieurs qu'on nous expliqua par le menu détail.

    Presque tous étaient confectionnés de caoutchouc rose et creux; d'aucuns, revêtus d'un épiderme de satin jouant assez bien la peau; on sentait le moulage sur nature; la poitrine, la chute des reins, les renflements des hanches étaient parfaits; les mollets emprisonnés dans des bas de soie noire maintenus par des jarretières éclatantes, le corps voilé d'une chemise de batiste ornée de festons et de dentelles et savamment échancrée pour laisser voir la fleur de pêcher des boutons érectiles des seins; les têtes très bébés jumeaux avec des yeux d'émail sur lesquels tombait le store des paupières, frangées de longs cils, des lèvres voluptueuses, teintées d'incarnat, ointes de pommade au raisin, s'ouvrant sur des balustrades dentaires d'un ivoire éclatant. Quant aux chevelures, de véritables crinières noires ou rousses ainsi que toutes les blondeurs répandues sur les épaules et les oreillers, montrant toutefois des joliesses de nuque et de fines oreilles écouteuses et tombeaux de secrets.

    La bonne Mme Van der Mys nous expliqua les mystères de son Sérail d'Èves futures. Elle nous fit jouer le mécanisme des ventres, les ressorts donnant aux bras les élans de tendresse; elle nous montra comment sur l'appui des baisers aux lèvres, certains mannequins de

    cent louis et plus, énonçaient les mots tendres à l'aide d'un phono- graphe ingénieusement caché dans la tête, et nous entendîmes des : Mon chéri! mon doux amour ! mon trésor ! tendrement modulés d'une voix mourante. Tandis que les paupières battaient sur l'æil retourné et que tombaient les bras inertes, vaincus, à l'abandon.

    J'étais stupéfait.

    A la sortie de ce palais de femmes dociles, je fis à mon n précieux guide les indispensables plaisanteries que pouvait me suggérer ce musée de modernes hétaïres qui épargneraient, — si on en divulguait l'existence, — à tant de fervents travailleurs des dérangements pénibles et souvent périlleux, et tout en lui vantant les avantages de ces pou- pées de Priape, je lui citais entre autres bienfaits l'assurance que les possesseurs de ces automates avaient d'être garantis contre la jalousie.

    -- Ne croyez pas cela, objecta mon compagnon, on a des preuves du contraire et dernièrement un vaisseau de Flessingue a été le théâtre d'un drame de fureur jalouse, véritable crime passionnel qui se déroula en plein océan Indien.

    -Le capitaine avait hospitalisé dans sa cabine un de ces tendres mannequins que vous venez de voir. Il l'avait parfumé d'odeurs spéciales, muni d'un phonographe dont les échos ranimaient ses ardeurs, une conduite d'eau d'une chaudière main- tenait à 37 degrés environ la température dans ce corps caoutchouté. Le Marin semblait parfaitement heureux en ménage.

    - Un jour, notre homme surprit son second en conversation criminelle avec sa docile bien-aimée. Que se passa-t-il dans ce cerveau de navigateur fougueux et brutal! on ne sait, mais il chancela, il vit rouge, il fut frappé d'une subite folie et, ce qui est certain c'est que, décrochant une hache d'une panoplie, sans mot dire, d'un geste d'indignation et de fureur, il abattit son arme: Le second roula à terre le crâne ouvert, inondant de son sang le caoutchouc satiné de sa complice qui distillait encore, entre ses lèvres, ces mots de sa voix de guignol : Mon doux amour ! mon cher trésor!

    Octave Uzanne

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